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Cinquième parution de l'Haché ou les Prolégomènes du Multiple-Indéchiffrable.

V. { LE FLUX TENDU DE DIEU }

1. l’H.é, de par son histoire, est bien placé pour savoir que la perfection, l’adéquation parfaite de l’objet à ce pourquoi il a été conçu ; la trajectoire parfaite et « sans reste » de l’objet tombant dans le vide selon une loi constante et infiniment reproductible... sont une rareté. Il ne vit pas cette perfection comme son aïeul et grand cousin le Super Homme de M. N. (cf – "Une vie divine" de Sollers), il n’est pas dans la négation, dans la réaction. Soit – dans un domaine de validité parfaitement déterminé, après avoir extrait les exceptions, les lois de la physique s’appliquent sans moyen terme. Pourtant, l’H.é – qui est un peut-être cet être chair et d’esprit à durée déterminée, ou en tout cas limitée – se demande, dans le monde de vent, de rivière dont on ignore la source et le delta, le point de départ et l’océan d’arrivée ; il se demande, dans son monde de faux rebonds, de déviations et de malentendus ; de messages qu’on émet sans trop en comprendre le sens et qui sont reçus imparfaitement, si dans ce monde qui est le nôtre, donc, l’objet qui tombe suivant la loi de la gravité universelle, il n’y a pas quelque chose chez lui, en lui, de taré ; du « taré » qu’on applique à la balance.

2. La chute des corps – nous disent les physiciens – ne dépend pas de leur forme. Que le vase qui vient de tomber d’une étagère et de se fracasser sur la tomette de la résidence secondaire d’une grande famille bourgeoise soit de l’époque Ming ou acheté à Castel del Fels en Catalogne, la vitesse sera le même si le poids est identique. — D’accord, se dit l’H.é, mais qu’en a-t-il à faire, lui, de la vitesse de son vase en train de choir ? Et si – dans un premier temps – au lieu de pleurer le vase, au lieu d'en balayer les débris en maugréant, il lui venait cette question (toutes les questions viennent, elles ne demandent pas l’autorisation – c’est d’ailleurs une belle question ; d’où viennent les questions ?), s'il se posait la question suivante : « Est-ce qu’un vase rayé tombe aussi vite qu’un vase intact et neuf ? Dit autrement, les rayures - qui sont la trace d’un contact, une marque, une rugosité par rapport à la perfection du vase quand il est sorti des mains du potiers ou du céramiste ou du maître de forge – peuvent-elles ralentir d’un millionième de seconde le vase lui-même ? A priori, d’après la loi, non. La chute des corps, dans sa toute puissance, se rit des stries qui se trouvent sur le corps des corps qui tombent. En tout cas des rayures, des stries, des petites imperfections. « C’est rassurant, se dit celui qui fut l’Architecte de Noé. Que je sois pur comme on m’a fait – enfin, de nature comme on m’a fait – ou que je me sois « usé », ma chute est égale. "Cadeo ergo sum". Et la moindre satisfaction n’est pas de tomber à la même vitesse que quelqu’un qui boit moins, mange moins, qui, en somme, aurait moins de vices que moi. »

3. Après avoir fait un petit tour dans une clairière, non loin de la rivière de tout à l’heure, l’H.é revient à lui et sur ses pas, et sur sa réflexion. Pour le moment, dans le cas du vase qui tombe, être lise ou être rugueux ne fait rien à l’affaire ; la science enseigne qu’il est question de poids, de masse et de vitesse. La matière serait donc livrée « corps et biens », sans défense, aux lois de la physique. D’ailleurs la gravité est si têtue qu’elle s’impose même à un TGV qui roule à 480 à l’heure. Le vase devrait tomber en biais s’il est lâché au point A à un moment donné et s’il tombe au point B quelques centièmes de secondes plus tard. Il n’en est rien. Il tombe droit. Alors, les rayures sur le vase et les faux rebonds de l’ex-architecte…

4. Pourtant, pourtant, il semble à l’H.é  que la manière dont il s’inscrit corporellement dans l’univers autour de lui, peut obéir à des règles sensiblement différentes dans certaines conditions. S’il est projeté dans un caisson qui file à 480 à l’heure, et qu’il tombe suite à un ralentissement brusque, puis à une accélération, il va retomber en arrière, il le sent, ça lui est arrivé. Et puis… pour le vase qui tombe de l’étagère, dans sa résidence secondaire (il n’en a pas, il n’appelle pas ça commme ça, rien n’est à lui et les classements l’indiffèrent, il a l’intuition qu’une collerette, qu’une aspérité, qu’une contrariété parachute ralentirait sa chute. Finalement, c’est le rapport entre la tendance à chuter et tout ce qui contrarie la chute qui déterminera la vitesse et la durée de cette même chute...

5. Voilà, ça recommence. L’H.é redevient l’architecte de Noé, l’ouvrier abandonné après avoir réalisé les plans d’un dispositif divin. On lui a communiqué le nombre de passagers, leurs caractéristiques, un cahier des charges extraordinairement compliqué (pas facile de faire cohabiter sur le même pont un couple de cobayes et une paire de boas constrictor ; ne parlons pas du ravitaillement des murènes et du fourrage pour les éléphants…) ; il a résolu tous les problèmes. L’Arche a flotté, prête au départ. Et là, on lui dit : les règles du monde où l’on va, du monde de perfection que l’on veut, c’est à dire le dessein de Dieu soi même… n’est pas accessible, ne joue pas pour les individus. L’individu est impair. Il porte en lui le déséquilibre. Un peu comme le gaucher (la question reste entière, y avait-il un couple de gaucher dans l’Arche ?). L’inversion n’est pas bien vu par Dieu. Il préfère les sens uniques. D’ailleurs, avec le dieu de Noé, ça ne rigole pas. Il y a des lois de la gravité pour tout.Rugueux ou pas, les vases font ce qu’on leur dit !

6. l’H.é n’est pas malhonnête, ça non. Même s’il sent quand il doit « arranger » les choses pour qu’elles tournent à son avantage. Il a un avantage, d’ailleurs, n’ayant ni frère ni soeur, ni compagne ou compagnon ; ayant été lâché par Noé et par son Dieu, il n’a personne à qui faire plaisir. Malgré cela, rayure ou pas, il voit bien que la superficie d’un vase en train de tomber d’un mètre cinquante,  même s’il est cannelé, ciselé, criblé d’aspérité, n’est pas de nature à freiner sa chute. En est-il de même si l’on envoie roulé ce même vase sur le balatum ? Un vase lisse, d’une rondeur parfaite ; tiens, une bouteille sans col, une boite de conserve, un bidon… rouleront-ils aussi vite s’ils sont crénelés, ciselés, criblés d’aspérités ; bref, si au lieu d’être dans le vide absolu de la science et de ses lois, ils sont envoyés brouiller dans la réalité, sur un lino lisse ou poisseux, avec de la sciure ou de la confiture, et bien-sûr, soumis aux facéties de nos ennemis les faux-rebonds ?

7. l’H.é, c’est sûr, préfère quand il tombe par hasard sous l’empire lumineux des étincelles de Bouddha ou de Cupidon, de la coupole de Brunelleschi ou du Canal Charles-Quint sous la brume, un matin de cuite. Mais quand il suit une piste, il la suit. Etre lisse, être rugueux, ça l’inspire. A cet effet, la chute des vases et/ou le roulement d’un bidon sur le lino ont leurs limites. « Essayons avec le vent, se dit-il, le vent souffle en sens contraire et j’avance. Que se passe-t-il si je suis vêtu d’une cape ou d’un ample manteau ? Si je suis vêtu d’une combinaison d’homme grenouille ? Si je suis en t-shirt ? Si je porte un justaucorps ? Si suis nu ? Si j’ai revêtu le body d’un coureur cycliste contre la montre ? Le vent souffle donc, fort, à une vitesse constante, et je veux parcourir un kilomètres pour rentrer chez moi. Que faire ? Comment m’y prendre pour choisir la meilleure tenue ? Celle qui me permettra de rentrer au chaud dans les meilleurs délais ? Les maths me disent que la solution aérodynamique du cycliste est la meilleure. Les soi disant serviteur de Dieu me disent que la solution « tout nu » est exclue par la morale publique, les femmes et les enfants d’abord. l’H.é se gratte la tête au bord de sa rivière - dont les vaguelettes étincellent au crépuscule selon des lois qui n’en expliquent pas les aléas lumineux -  puis il a une idée, une idée provisoire, une idée de départ. Qu’il soit en cafetan ou en short, débraillé ou en tenue d’homme grenouille, qu’il revienne de la pêche ou de l’école, d’une "vouerie" ou de la messe, il va rentrer chez lui en déployant l’énergie nécessaire (combien de Pascal, combien de joules) pour se mettre au sec. Et si cela lui a coûté un peu plus d’énergie, il s’en moque. CQFD.

8. l’H.é se met dans des situations difficiles, souvent ridicules, il s’arrange pour faire une pirouette et, comme le chat qui vient de tomber du balcon, il se retrouve sur ses pattes, lèche ses poils et reprend son chemin, peinard et élastique, la paupière ronronnante, l’air indifférent. Puis, quand il n’y plus personne en vue, il numérote ses abattis et se met à geindre. La chute, le roulage, le vent contraire, tout cela n’est pas satisfaisant et il le sait. Laissons la science et Dieu au peuple de Noé. Ce que l’H.é  se cache, c’est qu’il avait une  idée préalable, un a priori. Cet a priori lui revient. Comme tous les a priori, c’est un jugement moral. Et le sien disait: « Je suis un numéro impair doublé d’un chiffre premier ». Je suis orphelin, célibataire, single. Survivant de l’H.é abandonné avant le Déluge, j’ai traversé le temps et je ne peux me mêler à rien. En poursuivant mon questionnement, j’ai retardé l’Arche. En refusant l’évidence de Dieu, l’évidence de la Chute des Corps, l’évidence d’un monde tridimensionnel, l’évidence du temps et de l’espace, je sème la confusion dans le monde des vivants, je retard la justice et à la fois la justesse. J’empêche que le compte soit rond.

9. Le retard. Retarder. Faire partir plus tard. Mais le temps, ce serait de l’argent. Faire le plus vite possible. Ne pas perdre son temps. Tuer le temps. l’H.é est assis  au bord de l’eau, il a enlevé ses sandales et la pointe de son pied dessine des ronds dans l’eau. Avant, jadis, antan, les moments où « ça pressait » étaient plus rares. Il se mit à les rechercher. Quand il fallait traire les vaches. Quand il fallait finir les foins avant l’orage. Quand l’unique bus ou l’unique train passait. Quand on était mordu par une vipère. Quand c’était l’heure de la messe. Quand il fallait se rendre au bureau de conscription. A l’usine, surtout, à cinquante kilomètres de là. Pour pointer à l’heure et ne pas se faire mettre à la porte.

10. Le reste de son temps, le temps n’était pas aussi « peuplé », « comprimé », « balisé » qu’il ne l’est aujourd’hui. l’H.é se rappelle un temps où le temps n’existait pas pendant de très longues périodes. Du temps d’avant les pères et les grands-pères de Noé, de vieux bédouins en flanelle, tout se reproduisait à l’identique : naissances, croissance, alliances, fécondité, disette, déchéance, disparition, de telle manière qu’on avait l’impression d’un immense lac stagnant. Et la bande à Noé, d’Afrique en Asie, d’Europe à l’Océanie, nommait le petit-fils du nom de son père, qui était celui de son grand-père aussi. On vivait au rythme du temps de Dieu, "nihil novi sub sole". L’An – 950 pouvait être l’année des grillons, l’an — 943, celui de la mort de ce marchand étouffé par un mal inconnu. Quant aux heures, aux minutes et aux secondes, elles se succédaient à l’insu de tous et n’avaient pas de nom ; les liseurs de traces savaient qu’Abd-el-X était passé sous un arbre entre le moment de la sortie des scarabées et le passage d’un renard des sables ; toutes choses se produisant chaque matin juste après la disparition de la lune du ciel et avant le lever du soleil, mesure de durée variable, et même s’inversant selon les saisons. « Eh oui, fait l’H.é en écartant son gros orteils et en laissant l’eau verte de la rivière se faufiler entre ses orteils, à cette époque-là, le temps était question d’évaluation. »

11. Une expression, un concept, une idée aussi acérée qu’un pieu vint se ficher dans l’eau du moment de l’H.é, à quelques centimètres de son gros orteil, provoquant la fuite des goujons qui 'fleuretaient' avec ses mollets : il s’agissait du mot : « Flux tendu ! » L’H.é avait entendu cette curieuse expression de nombreuses fois, mais il avait fallu du temps pour qu’il comprenne de quoi il s’agissait. D’après lui, le mot flux était utilisé dans le cas d’une précipitation canalisée. Quand il entendait cette monosyllable :  « flux », il se sentait en présence du contraire absolu de l’eau paisible qui caressait ses jambes et des joncs de la douce rivière qu’il regardait couler depuis une heure avec délectation, selon le rythme sans a-coups de l’avant, de l’auparavant. Flux, c’était de l’eau devenue solide de par la vitesse à laquelle elle était propulsée, et par l’étroitesse du goulet qu’elle était contrainte d’emprunter. C’est cela ! l’H.é – quand il pensait flux – voyait un boyau de liquide devenu dur comme une matraque, capable de désosser une carcasse, de désintégrer un barrage végétal, de faire reculer un petit animal. Et puis il y avait le « x » de fluxion qui se jetait dans votre poitrine et la paralysait. Le flux et le reflux de la  marée ou d’une tempête. En deça de lui, en amont, qui propulsait le flux, qui lui donnait naissance et le jetait sur nous. Et tout cela dans quelle intention ?

12. l’H.é sortit les pieds de l’eau et les sécha dans l’herbe tendre en frottant le dessous comme l’aurait fait un ruminant en colère. Il respira profondément mais cette irruption imprévue de « flux tendu » se mit à lui pourrir la vie. Il est flux et on l’avait tendu. Autant dire l’accélération et l’empressement ou l’alourdissement du fardeau. De quoi s’agissait-il ? Quand il avait un problème, dans son monde multiple et indéchiffrable, l’H.é en revenait au moment où Noé lui avait annoncé qu’il n’était pas apte au voyage et qu’on le laisserait annoncer la bonne nouvelle aux autres condamnés. A ce moment-là (non pas unité de temps mais endroit de l’action, événement, cose qui se produit ni avant ni après mais ad hoc), Noé ne fait que lui dire : un autre temps va commencer dont tu es exclu. Je te laisse l’ancien temps qui va prendre fin sous peu. Fais de ce temps ce que tu veux, c’est trop tard. Je n’ai plus le temps. Dieu n’a plus le temps de s’occuper de toi et des autres, ceux qui n’ont pas suivi sa voie. Alors, adieu mon vieux, à nous revoir à la fin de tous les temps.

13. Au-delà de l'aspect brutal de la sentence, l’H.é fouille dans la mémoire de l’Architecte qu’il a été pour se rappeler si on lui avait donné un délai. Non. Il fallait juste que ce travail fût achevé au plus vite, mais le maître-d’œuvre, Dieu, donnerait le temps nécessaire au maître d’ouvrages et à ses conducteurs de travaux. Ce qui comptait plus que tout, c’est qu’on l’ait cru et que cette maudite Archer prenne l’eau avant qu’il déclenche sa fureur de femme jalouse.

14. l’H.é de la rivière et l prend le chemin qui conduit à une église, tout là bas au loin (les églises ont au moins cette fonction de repère dans l’espace et de phare). Il se dit : « Messieurs, vous avez trop perdu de temps ! Noé, vous êtes le principal responsable, il fallait tout prévoir. » Que se serait-il passé si Dieu avait dit : « C’en est trop, je n’en peux plus de tout ce vice, de toutes ces tares, de toutes ces pièces uniques, de tous ces gauchers ! » « Si vous aviez anticipé, bande de pleutres, aurait-il dit, les poutres, les mats, les voiles, les éclisses et les manilles seraient déjà assemblés. » Avant de conclure : « Au nom de la bonne organisation du travail, de l’économie, de la rapidité ; et donc de la rentabilité de mon royaume, bref, de la divine conception de la gravité physique et spirituelle que je me fais du monde, vous êtes tous des bons à rien et j’en finis avec toute cette comédie. » L’H.é laissa filtrer un sourire. Personne n’eût voulu d’un dieu à flux tendu avant que l’Arche n’ait été prête à prendre la mer. Par bonheur, l’Amérique n’existait pas encore et les Japonais n’apparaissaient pas sur les cartes de l’époque.

(A SUIVRE)



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