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Also Sprach Bulgari
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L'essentiel de mon travail, des centaines et des centaines de pages, est pour le moment impubliable. Dès la naissance de mon désir d'écrire, j'ai conçu le rêve de produire un unique livre composé de tous mes mots. Pris dans la réalité des genres, des modes de pensée de mon vivant, je n'en ai pour l'instant publié que des parcelles. C'est ici, ayant atteint 64 ans, que je vais donner à lire les fruits les plus bizarres de cette discipline de tous les jours. Un bric-à-brac expérimental, une médina cérébrale, sorte de Bon Marché, d'Hyper et d'épicerie de campagne jusque-là prisonniers de mes tiroirs...

— L'incipit de "L'homme éclaté", alias les Treize Premiers Articles du "Multiple Indéchiffrable" commencé en 1976 à Besançon.

I. { L'HACHE }

— 1. D'un côté un homme qui s'éclate. De l'autre l'homme éclaté. Une question de moment ? Non. Celui qui s'éclate et celui qui est éclaté n'appartiennent pas à la même série. Ils ne sont pas du même côté de l'unité. L'homme qui s'éclate lutte intuitivement, physiquement contre la cohésion qu'on lui a imposé. Il est concentré, il est dans un camp, il travaille, il est responsable, un parmi les autres, puis il décide de prendre vacance, il se désintègre. Il boit, il mange, il rit, il fait l'amour et quand il s'est bien éclaté, il ramasse sa gueule de bois et ses morceaux et il se reconstitue, homogène et utilisable à nouveau, animal de retour sur le marché.

— 2. L'homme éclaté est (une) autre chose. Il est le fruit accidentel d'une série de causes et de conséquences, le produit hétérogène d'éclatements successifs, et en chaîne. L'homme éclaté est un paysage idéologique. En coupe, torsadé, l'on trouverait plusieurs programmations dont la dendrochronographie est impossible à établir. Pour prendre un exemple graphique tiré des logiciels de P.A.O., l'homme éclaté est un document Photoshop dont les calques mal fondus se découpent les uns sur les autres. De l'extérieur, l'homme éclaté (pour faire court employons "l'H.é") donne l'impression d'un patchwork inachevé et sans patron. Le rapport entre les matières qui le constituent est aléatoire, asymétrique, sans dessein. De l'intérieur, en soi, "l'H.é" se vit (au contraire) comme une (effrayante) grotte aux merveilles. Une termitière aux infirmités d'Ali Baba. L'H.é n'est pas coté à Wall Street.

— 3. Si "l'H.é" (pour faire plus pratique écrivons l'Haché) devait écrire ses mémoires il comprendrait médiatement que la feuille blanche n'est pas le réceptacle adéquat. Tout s'oppose à ce que l'Haché signe un article, un essai, une nouvelle, un roman de son nom. Son nom lui-même, fondé par le fatras de ses identités, est une imposture. Rien ne va plus entre l'écriture que le signe et le concept d'écriture. Ecrire, inscrire, c'est subir la tyrannie du temps qui coule en même temps que l'encre du stylo ou les pixels du screen, peu importe le délai. Ecrire c'est s'astreindre à rétrécir (monstrueusement) la tête de ses enfants et les immensités (paradoxales) de son âme. L'Haché n'écrit pas, il dicte. L'hétéronyme est son nombre, le palimpseste sa matrice.

— 4. La double spirale est (peut-être) le symbole et le blason de l'Haché... Une double spirale multipliée et divisée en une infinité de figures géométriques aux structures "abyssinales", de ce pays d'Afrique où la superficie est si dense qu'elle est noire et les gouffres en fractales. Henri Michaux en savait quelque chose.

— 5. L'idée (même) de plan est coupable. Le plan, comme la ligne ou le point sont la pire des fictions, la talon aiguille de la bêtise qui s'enfonce dans l'infiniment complexe comme dans du beurre fondu. Le plan est une idée mortifère. Comme a-t-on pu passer de cette platitude idéale à l'échafaudage de la domination des uns par les autres ? Qui a tiré le plan (de son plan) pour dresser les comètes de Babel, la tour Eiffel ou les Twin Towers ? Hegel et le Vatican ?

— 6. Si l'Haché abhorre l'idée de plan, il y a de bonnes raisons (d'ordinaire il préfère les mauvaises). Il se figure avec horreur ce qu'un plan s'appliquant à lui pourrait infliger comme nuisance. Il s'imagine des files de visiteurs, leur plan à la main, en train de le visiter : historiens, psychologues, badauds, gendarmes, experts en hypothèque, économistes, maîtresses putatives. Un nom, un seul, retentit dans l'Haché : Marcinelle ! " Tutti cadaveri !"

— 7. L'Haché n'a pas "de" culture. Il les a toutes alternativement. Le turfiste en lui est rigolard. Il ne perd que neuf fois sur dix. Et s'il va champ de course (à vrai dire jamais), il est fréquent qu'on y donne Otello tandis que Nietzsche récite le Bottin téléphonique au Stade de France. L'Haché est un théâtre olympique du Palladio redessiné par Braque, quand les décors sont de Potel & Chabot et le bail gracieux, une fleur signée Gog et Magog.

— 8. Quelqu'un dans l'Haché a décidé d'écrire une pièce de théâtre d'un type différent. Il a retiré quelques dizaines de milliers d'euros à la banque et les a posés sur la table d'un scénographe de ses amis. "Je veux le décor de cette pièce que je n'ai pas écrite, je m'occupe du reste." Le scénographe protesta : un décor n'existe pas sans histoire préalable. L'idée d'un décor sans pièce écrite, d'un œil sans orbite ni perspective, d'un amour sans intention de le dépenser est au cœur de l'Haché, forcément.

— 9. Il est patent — par usure de la langue, raccourci — que l'H.é du départ deviendrait l'Haché à l'usage. A condition de repousser la tentation de Lacan et tout ce qui éloignerait l'Haché du ballon, son animal tutélaire, son symbole essentiel.

— 10. Quelqu'un dans l'Haché révère et déteste la ponctuation. La ponctuation est l'ombre portée du pouvoir sur le souffle. Tout dans la ponctuation marque la, les hiérarchies et domine le poumon. Pourquoi "ponctuation" (de point) plutôt que "virgulation" ou "régulation du sens par le souffle" ? Pourquoi, en français, trois points et pas cinq, pour la suspension (Allah ! Allah ! Allah ?). Pourquoi deux cadratins et trois après, pour le point-virgule, ce bâtard ? L'Haché, quand il rêve d'écrire, travaille sur un système de signes où le hoquet, la syncope et le contre-pied, pour ne pas parler de l'évanouissement, ont leur place dans l'affirmation relative du sens.

— 11. Le dessin devrait être obligatoire. Le dessin, dont les fins sont oubliées, met en évidence toutes les subtilités du point de vue. Le dessin est la parabole du destin, de la condition humaine. Choisir un des cinq ou six coins d'un café. Commander un café ou un demi. Sortir un cahier et un stylo. Observer avec passion ce que l'on voit. Tenter de le reproduire. Lignes de fuite, perspective(s), architectonie(s), structures, jeux de l'ombre et de la lumière, mouvements diffus, angles morts, disparition soudaine du modèle, livre des transformations perpétuelles, mystère du sujet et de l'objet, impossibilité des mêmes lois de la perspective dans l'éloignement d'une courbe et le (très) proche presbyte. Discontinuité entre le tien et le mien. Doux chaos régulé par mille mises au point. Sourire. Doigt crispé.

— 12. Un ballon n'est jamais rond.

— 13. J'aime tes zébrures, disait l'Aimée à l'Haché au moment de le quitter. Cela déplut souverainement à ce qui, dans l'Haché, insistait pour qu'ils restent unis.

(A suivre)



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