in “L’Echo du Zinc” Marseille paru dans le n°2 de l'Echo du Zinc Marseille de novembre 1993

L’Abeille qui fait chanter les baleines

Formé au Conservatoire, jazzman et interprète de musique brésilienne, conférencier municipal, Bernard Abeille s’est révélé internationalement grâce à son spectacle “Contrebasse et baleines”. Nous l’avons rencontré au Narval, puis nous avons continué au 20 de la rue de la Guirlande, face au Palais de Diamant...

Propos recueillis par Mario Morisi

L’Edz : Bernard Abeille, avant de créer « Contrebasse et Baleines », quel était votre rapport avec la mer ?

— Tout minot, je passais mon temps à plonger avec mon oncle. Comme la plupart des Marseillais j’ai appris à barboter avec un masque et un tuba avant de savoir nager. Par la suite, j’ai chassé. Un jour, j’ai été écœuré par l’idée de tuer. C’est allé si loin qu’on m’appelait chaque fois qu’il y avait une mouche dans la maison pour la faire sortir.

L’Edz : Vous vous nommez “Abeille”, vous sauvez les mouches, quel rapport avec les géants que sont les cétacés ?

— C’est une question qu’on me pose parfois. Tout ce que je sais, c’est qu’une légende orientale représente le monde comme une pyramide dont la baleine est la base. Pour éviter que cette base ne prenne trop de pouvoir, le Créateur a introduit un insecte - une abeille ? - dans ses naseaux, de façon qu’il la pique chaque fois qu’elle met le monde en danger. D’où la sagesse du plus gros et du plus ancien mammifère vivant, sagesse partagée sur Terre par les éléphants.

L’Edz : Cette sagesse, d’où vient-elle, existe-t-elle vraiment ?

— Elle existe, c’est une certitude et ce n’est pas un délire écologiste. Elle existe parce que la baleine, avec l’éléphant, est le seul animal qui n’a pas de prédateur naturel. Et lorsqu’on n’a pas de prédateur depuis soixante-cinq millions d’années, on a le temps de développer un potentiel inouï. Savez-vous que ces animaux passent leur temps à faire l’amour et à jouer ?

L’Edz : On délire pas mal sur la psychologie des animaux, est-ce que les chercheurs ont découvert quelque chose d’objectif sur le mode de communication des cétacés ?

— Tout à fait. Nous travaillons, Armelle Bour et moi, avec des scientifiques de haut niveau et nous lisons tout ce que nous trouvons sur le sujet. Nous avons par exemple appris que les baleines communiquent à l’aide d’un sonar. Elles émettent des sons, les récupèrent et analysent instantanément l’objet ou l’être vivant qui les a interceptés. Leur organe sonique est tellement perfectionné qu’elles peuvent se les figurer et se les représenter visuellement avec une précision incroyable. Mais le pire c’est qu’elles communiquent instantanément ce qu’elles ont perçu au reste du troupeau. Une sorte de télépathie collective qui en dit long sur leur évolution.

L’Edz : Venons-en à votre spectacle, Contrebasse et baleine, quel est le rapport entre une structure de bois et de métal et une montagne de chair ?

— Le rapport est évident. La contrebasse est le plus gros instrument existant, celui qui a les plus grosses cordes et celui qui couvre le plus vaste spectre sonore, des notes les plus aiguës aux notes les plus graves. Comme la baleine dont nous ne pouvons entendre que 30% du chant.

L’Edz : Mais encore ?

— Mettez une contrebasse à plat-ventre et observez son dos, regardez attentivement son éclisse et ses volutes, vous ne me poserez plus la question.

L’Edz : Si vous aviez joué d’un autre instrument, l’idée des baleines se serait-elle imposée à vous avec autant de force ?

— Je ne le pense pas. Tout est venue d’une série de concerts donnés en Belgique alors que j’accompagnais librement Philippe Forcioli. Un vieux Belge passionné de baleines s’est approché et m’a demandé pourquoi je ne composais pas un morceau sur les baleines. Mais c’est une anecdote, j’ai plutôt l’impression que les baleines m’ont appelé au travers des sons qui sortaient de ma contrebasse, enfin, de ma lyronne, puisque c’est son premier nom : lyronne, licorne...

L’Edz : Cette passion est vénérable, puisqu’elle est génératrice de beauté, mais que répondez vous à ceux qui pensent que les animaux en danger, c’est bien, mais qu’il y a aussi l’humanité souffrant, le Sida, la Bosnie ?

— La question est ardue. Faire le lien entre les baleines et l’homme, pour moi, c’est aussi parler de la déportation des esclaves ou du massacre des Indiens. Mais l’homme est trop complexe, pas suffisamment achevé. J’ai très longtemps été un enfant solitaire. L’homme me désempare... J’ai l’impression que tout ce qui le touche est vite perverti... L’homme est resté un enfant.

L’Edz : Quel conseil donneriez-vous à un de ces hommes pour qu’il s’améliore ?

— Apprend tout ce que tu peux sur les baleines, bosse le sujet à fond ! J’ai l’impression que les cétacés détiennent un secret qui pourrait nous rendre plus grands et nous sauver.

L’Edz : Et si vous tentiez de convaincre en deux mots ceux qui se moquent des baleines comme de l’An 40, quels mots trouveriez-vous ?

— Je leur lirais la liste des bienfaits que la baleine et les cétacés ont dispensé à l’homme. Parmi ceux-ci, la lumière. Saviez vous qu’une centaine de grandes villes mondiales sont nées autour de baraquements de pêcheurs de baleine et que, avant le pétrole, c’est l’huile de baleine qui éclairait nos maisons ? Connaissez-vous un plus grand symbole de civilisation que la lumière ?

L’Edz : Pour conclure, un souvenir...

— Un soir,  nous avons quitté la rade de Toulon à bord d’un bateau. J’ai installé mon instrument et ma chambre d’écho et j’ai descendu sous le niveau de l’eau des baffles enveloppées dans du plastique. A trente mètres de là, il y avait cinq ou six baleines. Un navire garde-côte est passé. Un type nous a observé avec ses jumelles. Les baleines sont passées entre notre bateau et le leur. Elles se découpaient dans le crépuscule. C’était presque trop parfait pour être vrai. Et c’était vrai.”

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