SIGNE HETERONYMUS

Morisi est un auteur hors-norme, avatar aux mille malices dont Patrice Delbourg, des « Papous dans la Tête », avait écrit en 1986 : « Par cette quête aussi exigeante que branque, Morisi se situe résolument dans la foulée du “Locus Solus” de Roussel, des “Cantos” imprécatoires du père Pound ou des forgeries de Michaux. (...) Un livre hors gabarit qui tinterait familièrement à la mémoire toute fraîche de monsieur Borgès.” Hommage étonnant auquel la revue "Ciel et Espace" fait écho au sujet de "La boue et les étoiles" : "Avec un talent de faussaire consommé, Mario Morisi signe ici une autobiographie parfaitement crédible de Renaud Outhier, abbé et "sçavans" des Lumières, né dans le Jura, "sur le premier plateau quand on quitte Poligny ou Voiteur", et membre en 1736-1737 de l'expédition de Maupertuis en Laponie. "

EN ATTENDANT, IL VOUS INVITE A EFFEUILLER UN JEU DE TAROTS AVEC LUI

DANS L'ORDRE COMME DANS LE DESORDRE

 

1. ENFERMEMENT

"ORFEO BAGGIO" (théâtre, 2004)

« L’Arabe : — Dis, l’ami, qu’est-ce que tu fais ?

R.B. : — Il faut que je bouge, si je m’arrête, ils vont m’avoir.

L’Arabe : — Comment tu t’appelles ?

R.B. : — Si ces abrutis ne me laissent pas sortir, c’est une catastrophe.

L’Arabe : — Pourquoi t’es là ?

R.B. : — Ils m’ont arrêté près d’un cadavre que j’avais même pas vu ! C’est incroyable, ça, je jonglais avec mon ballon...

L’Arabe : — Tu jouais au ballon ? Avec ce qui se passe?

R.B : — Et alors ? il y a quelque chose contre la Constitution ? Ils ne se rendent pas compte, je te jure, s’ils ne me rendent pas mes affaires, s’ils salopent mon ballon...

L’Arabe : — Ils vont te rendre. Si tu calmes, ils rendent toujours.

R.B. : — Ils n’ont pas le droit ! Un ballon, ça ne se tripote pas, ça ne se jette pas dans un placard comme une vieille chaussette !

L’Arabe : — Calme-toi, c’est pas un drame, quand même ?

R.B. : — Pas un drame ! Pas un drame !

L’Arabe : — Je peux poser la question ? Qu’est-ce que tu fais avec un ballon, à ton âge ?

R.B. : — Tu te moques de moi ou quoi ?

L’Arabe : — Je comprends pas...

R.B. : — Mais enfin, c’est ce qui me fait vivre, c’est mon métier.

L’Arabe : — Bien, bien. Mais comment tu gagnes ta vie, t’es bien sapé, tout de même, c’est pas en jouant dans la rue comme les gosses que...

R.B. (étonné) : — Dis, tu te fous de moi ou quoi ?

L’Arabe : — Je pige pas...

R.B. : — Mais tu vois bien que je suis, quand même... ?

L’Arabe : — Ben, si tu me le disais, ce serait mieux, comment tu t’appelles ?

R.B. : (passe la main dans ses cheveux, tourne, vire, fait mine de prendre dans ses mains un ballon invisible) : .— C’est sûrement un cauchemar, c’est pas possible.

L’Arabe : — Pardonne, mon garçon, j’ai jamais entendu parler de toi, c’est pas ma faute, tout de même. Je peux pas connaître tout le monde. »

 

2. SOUFFRANCE

"PAUVRE M. NIETZSCHE" (théâtre - 2005)

«  M’sieur Nietzsche, je vous l’avais dit tout à l’heure, ils vont vous faire du mal. Dites-leur que vous êtes malade, si vous êtes malade, ils vont vous soigner... — Il a raison, Monsieur le Professeur, parce que là vous me faites mal au coeur, je voudrais vous aider... — Soigner ! Me soigner ! Jamais ! Je préfère mille fois la maladie ! Ma maladie c’est mon oeuvre ! Il est cruel de séparer un homme de sa maladie, mille fois plus cruel que de le séparer de sa femme ou de ses enfants ! Je vous le dis, je vous le dis : on ne sépare pas un homme de sa maladie, on ne sépare pas une pensée de sa maladie ! On est la pensée de sa maladie ! Ce sont eux qui sont fous, nuisibles, superflus ! Oui oui oui oui oui, ils étiquètent, ils classent, ils mettent des prix sur les pensées et sur les concepts ! Parce qu’ils ont peur, parce qu’ils savent que je porte la liberté et la sédition. Leurs suppôts viennent vers nous et nous suggèrent le supplice. Ce sont des contempteurs. Souffrez, il n’y a pas le choix, souffrons ensemble, soyons sages, vous verrez plus tard, ce sera beau : ce sera doux, ce sera tout le contraire de maintenant ! »

 

3. OASIS

"LA VILLE AUX MILLE COUPOLES" (récit, 1980)

« Au détour d’un tourbillon Abou retomba dans un puits de tristesse. Sans doute parce qu’il avait cheminé un instant aux côtés d’un chamelier nomade qui quittait la ville après avoir vendu son alfa . L’homme tenait une chamelle grise en laisse et déambulait entre les autos avec cette élasticité caractéristique, comme si un tapis d’éther l’avait fait léviter au-dessus du sable. À ses pieds, il portait des affans en poil ; au col de son dromadaire, une timbale tintait sourdement. Abou prêta l’oreille, l’homme avançait en maugréant :

Meskin, ana, meskin, pauvre de moi ! Pourquoi Dieu nous a-t-il livrés aux chiens domestiques, ceux qui ont besoin d’un toit pour vivre en sécurité ? Pourquoi nous force-t-il à braver ces monstres de métal et ces femelles délurées ? Pourquoi accorde-t-il sa merci aux aux impies qui abusent de boissons fermentées ? Ana meskin ! Les gens vendent des objets que leurs mains n’ont pas fabriquées, dévorent de la viande que leur main n’a pas dépecée. Ils trafiquent, ils parasitent. Ils ne valent pas mieux que les ranfuss ! Comme ces maudits Achèches, ces porcs et leur ventre rond ! Regarde, Allah, comme ils marchent sur les talons ! Mais tu es grand et tout-puissant, tu connais la fin de toute chose. Pardonne-moi, Dieu aux quatre-vingt-dix-neufs noms ! Pourquoi m’as-tu éloigné de mon désert, de ma femme et de mes enfants ? N’était-ce pas à mon cousin Timirt de venir, la première fois, il y a trente ans ? Mais tu l’as frappé de maladie et tu as fait sortir son sang de sa bouche. Pourquoi acceptes-tu que ce soit moi, ton humble serviteur, qui soit souillé chaque jeudi de leurs immondices ? Et me voici corrompu par l’esprit impur, ils violent mes rêves, comme ils ont infesté l’empire de nos frères touaregs, comment peut-on trahir le désert pour du pain blanc et pour du vin ? Et si je reniais mon peuple ? Et si je te reniais ? — Je ne comprends pas, je ne comprends pas, je ne comprends pas, trois fois ! T’ai-je mal servi ? Moi qui me nourris de dattes et de lait depuis le jour où j’ai vu la lumière. Moi qui prie cinq fois et plus par jour que tu fais. Pourquoi, Allah, pourquoi ?”

 

4. RACISME

« Odyssée 36-92 » (1994)

«  Tout à mon délire massaliaphile, je n’avais pas fait cas de mon chauffeur de taxi, un Pied-Noir atrabilaire qui pestait contre la circulation, contre le maire, contre Mitterrand, et bien sûr contre ces gris qui nous boufferaient si on les rejetait pas à la mer. Ses gros yeux hépatiques lançaient des flammes et de la haine lui dévorait la bouche. Moustachu, il était une manière de symbole. Une fontaine d’eau croupie : — les Juifs étaient responsables de tout ; la gauche était vendue ; les femmes toutes des salopes — il était bien placé pour le savoir, c’était son métier ! — D’ailleurs elles donnaient dans le Noir et elles s[1]e faisaient ramoner par les Crouilles. Il aurait fallu les tondre, comme en 45 ! — Les mini-jupes, c’étaient un appel au viol. En remarquant que son vide-poche était bourré de cachetons pour le bide, je me dis qu’elles avaient bien raison, ce type puait du fion et un stage dans une maison d’abattage pour émirs homos ne lui auraient pas fait de mal. Rendu à mon nouvel hôtel, les effets de ma colère contre l'humanité entière mais surtout contre les gros cons de chauffeurs de taxi s’estompèrent. Des chapelets de ahanements perlent ça-et-là et je perçois les claquements d'un fouet : pas vraiment l’idéal pour un quinquagénaire chauve et traqué, mortifié par le démon de midi ! »

 

5. CADAVRE EXQUIS

« Achevez Cendrillon » - Faits divers, 2002

« La morte courait encore. Les renards et les belettes avaient beau nettoyer chacun de ses fémurs, lacérer les tendons de ses articulations, les gens de la Vallée étaient persuadés qu'Olivia Le Fanu, la baronne de Laude-Bugatti, était à Bali avec le magot. » Le magot, c'était l'argent du baron Laude-Bugatti auquel il fallait ajouter le Trésor de l'affaire Transurbex, imbroglio politico-économique qui avait causé la mise en examen de treize personnes dont un ministre de la République et quelques magnats du B.T.P. européen. Alors cette histoire de cadavre décomposé retrouvé dans une tourbière était par trop commode. On ne la leur faisait pas, aux habitants du plateau et de la vallée. »

 

6. DELIVRANCE

« Mort à la Mère » - Faits divers, 2000

« Pierrot a bondi en bas de son petit lit et s’est jeté sur sa mère. Non pour la prendre, mais pour lui faire payer quarante années de domination et d’agonie. Tout le monde sait ça, rien n’est pire que l’homme soumis quand il perd son contrôle. Le premier coup de paume atteint Monique sur le front, le second coup sur la bouche. Un goût métallique lui vient aux lèvres et le petit filet vermeil qui coule de son dentier fait redoubler la haine de Pierre Grenier qu’un voile aveugle. Le troisième coup est donné avec le poing fermé sur une épaule, Monique ouvre la bouche comme une carpe happée par un hameçon d’acier. Aucun son ne sort car un quatrième coup la fend au niveau du plexus. Pierre la regarde vomir d’un air absent. La suite se passe de commentaires. Monique dévale les escaliers et s’écroule sur le tapis rouille, les os brisés, l’âme au bord des lèvres. Rendu indifférent par tout ce qu’il a enduré, Pierrot s’assoit au bord du canapé, là où la fée blonde a joui, et il regarde les trois tasses de café et les deux verres de gnôle. Comme Monique râle encore, Pierre prend le manche de pioche qu’on garde près de la cheminée, bien décidé à lui briser les reins. Apitoyé par le corps avili de ce qui fut sa mère, il laisse tomber le gros manche luisant comme un vit. Quand il se rassied, apaisé, il croit voir passer une ombre dans la cuisine. Gavé par les fantômes, il jure de ne plus jamais leur céder maintenant qu’il bande et qu’il a tué.  C’est recueilli en prière que le laitier, ravi que ses prévisions soient vérifiées, le découvrira. Diagnostic des gendarmes : fractures multiples à la face, aux bras et aux membres inférieurs, traumatisme cranien ; explosion de la rate et rupture de la moelle épinière au niveau des lombaires. L’arme du crime : deux poings humains et un manche de pioche.

A ce dernier mot, Pierrot lève la tête et croise le regard du gendarme Lourmel. Il se rappelle l’ombre mais ça n’a pas d’importance.

Sa mère l’a rejoint du côté de chez Pierre, le petit éventré.

Aussi, quand les gendarmes l’emmènent et le bourrent dans leur fourgon, Pierre sent comme un immense soulagement.

Il a toute la vie pour prier.

Du moins le pense-t-il avant que sa conscience ne se réveille.

 

7. B.A. BA

« J’aurai ta peau, Saxo », Faits Divers 2001

« Toutes les affaires sont différentes, aucun crime, aucun assassinat ne se reproduit à l’identique, chaque affaire à son odeur “sui generis”. Quoique. Après tout, il suffit de changer les noms des protagonistes et des lieux et c’est toujours pareil. Comme avait coutume de dire le commissaire Bichat aux faits-diversiers haletants qui l’interrogeaient  sur la nature des faits : “Rien, comme d’hab’, y en a un qui en a descendu un autre et y a du sang partout”.

Dans le cas qui nous intéresse, c’est effectivement on ne peut plus banal : A est marié avec B qui prétend s’envoyer en l’air avec C. Parfait triangle.

Dans ce cas de figure là, trois grosses hypothèses.

Un : A cherche B, la trouve et le tue.

Un bis : A cherche B, ne la trouve pas, de rage il tue B.

Un ter : A cherche B, la trouve, il veut tuer C, qui le tue.

Deux : C’est C qui veut se débarrasser de A, il le trouve et le tue.

Deux bis : C veut tuer A, il le trouve et se fait tuer.

Enfin trois : c’est B qui organise tout, elle tue A ou B, et fait tuer A par B et B par A.

Ou elle les tue les deux.

L’affaire est close ? Pas du tout. On peut imaginer qu’il y a des hypothèses secondaires et statistiquement plus rares. Par exemple : le mari A et l’amant C deviennent potes et corrigent, tuent ou s’envoient tous les deux B ; ce qui - on en convient - est très machiste.

Autre rareté : un D arrive qui coiffe tout le monde sur le poteau, s’envoie A, B et C et/ou les supprime tous.

Comme on le voit, dans le cas de crimes passionnels, les scénarios sont limités, ce qui facilite le boulot des flics.

Cela dit, l’Europe des lois n’est pas faites. En France et dans les pays latins, on est sous l’emprise du crime passionnel qui excuserait son auteur. Fou d’amour, l’assassin supprime l’objet de son amour, se suicide par l’autre interposé. Très romantique, le latin ne donne donc aucune chance au traître ou à la traîtresse, le jury compatit devant ce grand amour souillé, plaint le coupable et méprise la victime.

Rien de tout cela en Angleterre ou dans les pays anglo-saxons. Aimer c’est respecter l’autre, sa liberté, ses désirs, même quand cet autre a décidé de s’envoyer en l’air dans les draps conjugaux. Wait and see, mon gars, garde ton contrôle ! Pour peu, elle serait presque agravante, la passion amoureuse, comme l’alcool chez nous.

Dans le cas qui nous intéresse ?

Soyez patient, tournez les pages et engageons les paris. Quand on vous dit qu’il n’y a rien de plus commun qu’un crime extraordinaire... »

 

8. RIGOLADE

"CASTOR PARADISO" - 2005

« Les clients de l’Annexe — cinq pochetrons et une mémère — acquiesçaient. Lautrec était en fonds — la manne des élections et le beau temps.

— Je vous le dis, moi, ‘faut se méfier de Damien et encore plus de Gilles ! C’est pas sain, les jumeaux !

Daramis dit Lautrec ne pouvait pas encadrer le portier, le concierge, bref, le type qui se faisait appeler Damien ou Victor selon les interlocuteurs. Le Castor, d’ailleurs, c’était de la roupie de sansonnet et le cinéma, un art mineur pourri par le fric et les ricains. C’est vrai, quoi, sans le dessin et sans la peinture, sans la musique et sans l’écriture, sans les décorateurs et les machinistes, c’était quoi, le cinéma ?

Il était comme ça, Daramis dit Lautrec, il prenait un sujet comme un brin de laine et il tirait. Tant que la pelote se déroulait et n’offrait aucune résistance, il débobinait. Quand il tombait sur un nœud, il balançait la pelote avec le fil de la conversation et en cherchait une autre. On ne le contredisait pas, ça, non. Il connaissait l’ancien maire, le bon Minjoz, et tous les commissaires de police de l’après-guerre, Jabert compris; celui qui s’était juré d’étrangler le dernier dealer avec les boyaux du dernier immigré clandestin. Idem pour les putes, pour les patrons de bistrot et [1]ûpour les héros du sport local, Jeannot Josselin, l’ex-champion d’Europe de boxe, ou Lucien Laurent, le premier buteur de l’histoire de la coupe du monde de foot, compris. Et lorsque Schnobet, le chroniqueur judiciaire, voulait la liste complète des demi-sels qui avaient fini leur carrière dans les bouillons marron du Doubs, c’est Lautrec qui s’y collait moyennant une paire de Jura ou un Picon bière.

— Je vous le dis, moi, il faut se méfier de tout ! il faut se méfier des gens doubles et des gens bons ! il faut se méfier de ceux qu’aiment le cinéma et surtout des gens qui ont deux noms !

Le patron offre un niñas à la mémère qui chevelotte au coin du zinc.

— Qui c’est qu’a deux noms, je vois pas, fait Saïd qui dort debout.

— Mais les grands cons de jumeaux, à la fin ! Vous ne savez pas que Damien s’appelle Victor et que son frère Gilles c’est Hector ? Vous trouvez ça normal, vous ?

— Ils sont deux ? dit Saïd qui fait les 3 X 8 dans les rades depuis que sa copine Chantal est rentrée chez sa mère.

— C’est ça leur force, ils sont l’alibi l’un de l’autre !

— Tu devrais pas lire tant de Pif-Poche et de Picsou-Magazine, glisse le patron qui fuit le regard de Lautrec. »

 

9. VERNISSAGE

"CATALOGUE DE PIERRE PECOUD", artiste peintre

Une crucifixion en bran

" (...) À ce point, les amis et les femmes du gandou, paillards éthyliques et égéries en messes roses se demandent si ses chasubles séculaires n’auraient pas de plus païennes connotations.

À usiner, à meuler, à limer tant de matière et d’esprit — une maison, une planète, le Joug de Dieu, des couilles.... —  la chair vit forcément un calvaire, une via crucis en bran.

D’où ces bourrelets, ces panses, ces manières de génitoires — sens dessus dessous, et c’est une nouveauté  — , ces rouges maculés, marrons, ces érythèmes, ces déjections entre chair écrasée et vin de messe répandu sur son étole de neige par un prêtre incontinent, suppurant des burettes et — si l’on y pense en sybarite — les seins ne sont-ils pas aux bourses ce que le clitoris est à la verge ?

Ou bien encore ce cristal ventru où l’on déguste les liqueurs et le calice jusqu’halali.

Tout cela réduit, poncé aux frontières de l’effacement, adonné au temps de la répétition, au presque-bégaiement de l’artisan dont l’intention vise à la métabolisation des gestes par la réitération humble de son ouvrage et dans la révélation du génie génétique des matières qu’il travaille.

Cela dressé en toute indifférence contre Dieu et le Monde.

Dans un silence de champ de bataille où gisent mille dépouilles, toutes semblables, toutes inéxorablement différentes.

Le tout brossé sans transcendance ni sublimation.

Jusqu’à la calligraphie, jusqu’à l’enfance du concept.

 

10. PISCINE

"Le Monde selon Baggio", 2006

« Déo a beau m’encourager, ma perception se disloque, j’hallucine, je suis visité… Un enfant, une margelle… Une belle eau bleue, le ciel ou les carreaux azur au fond du bassin. Belle l’eau, beau le bassin : purs. Impression de propreté, l’assurance d’être secouru, de pouvoir gagner le bord à la moindre crampe. La condition humaine en piscine : volupté, pas d’algue, pas de poissons, pas de reptiles ni de mollusques. Azur : négation héraldique de la pourriture et de la mort. Des nuages stationnent à l’aplomb du bassin, l’opacité menace. Dans la piscine où je nage, moi-Ramon-le-Bulgari, vibrionnent des moisissures de “je" et des champignons de “nous”. L’employé qui connaît le secret de la purification a été mis à la porte, il est mort. Il n’y a plus que moi au monde, captif de ma piscine (la sienne ?) ; possible si l’on en croit les marches gluantes de mousses, tapissées de vermine. Je sens un être vaseux s'insinuer entre mes cuisses, je veux crier mais Aguirre ou la Colère de Dieu, avec ses singes. La nature a envoyé ses larves coloniser mes intestins, elles boulottent mes reins. Des bulles remontent des bas-fonds, des miasmes infestent mon œsophage et ma trachée. La piscine redevient étang, cloaque, palud. Les fluides établissent la jonction avec les rus et les ruisseaux, crachent leurs eaux sales dans les rivières. Je suis le Nageur du Val. Des particules de mon foie, ma rate entière se détachent sous l’action des acides et de la fermentation, enjoignant aux fluides de se ruer vers la mer et, plus loin, de ce qu'un ami appelait les égouts du ciel. La piscine s’est dissoute, le gazon – cette fiction anglaise – cède sous les coups de boutoir du lichen. Les jardins (à la française ?) sont dévorés par l’exubérance de la mort, grande redistributrice, seule vraie démocrate. Alors je rends la matière que j’ai empruntée en me cramponnant à l’idée de mon âme, et mon évanouissement s’opère. Je me vide : ai-je seulement existé ? Notre reconstitution sous d’autres formes devra passer par ma, par ta dissolution. Je grouille. J’habite une infinité de formes. Je mute. C'est le stade terminal.

 

11. ANIMAL

"Le Poisson d'Absentès" - 2007

« Portimo fit deux pas en direction d’Absentès qui tentait d’atteindre le bout de son nez avec sa langue.

“Monsieur Absentès, nous avons fait venir vos amis à grand frais ; peut-être accepterez-vous de leur dire ce que vous avez fait avant qu’on vous retrouve dans cette position embarrassante au milieu d’un troupeau de rennes ? ”

Les yeux d’Absentès brillaient et sa réaction fut sidérante :

Il se mit à...

— grisoller, à turlutter, à croûter, à crouler, à coucouanner. Puis il piauta, il cababa, il cancana, chuinta, gémit, coquelina, grailla, babilla, coucoula et siffla. Comme si cela ne suffisait pas : — il glottora, trompetta, craqueta, n’hésitant pas à réclamer, à zinzinuler, à glousser et même à pleurer. Il se tut avant qu’il ne bouboule, qu’il ne huisse, ne tutube ; qu’il gazouille, trisse et truisotte. Il ne pupula pas, non : il jargonna ! Comme le merle, il babilla, à moins qu’il n’eut émis un jasement. Et quand Portimo voulut l’empêcher de sauter par la fenêtre, il s’étala de tout son long pour mieux

— peupleter, glousser et picasser, enfin, il acheva sa complainte en pépiant comme le rossignol gringotte et le pinson ramage. »

 


12. NOVLANGUE

"CURRICULUM MORTIS" (2012)

«  Je m'en veux. J'aurais dû suivre Svetlana. Une belle pute, la Svet. Pas de pot, elle dédicaçait des cornichons avec Ninduab. L'avant-veille, trois edelswicker cul-sec et on s'était tapé le périple Dimey/Long John/Tortilla Flat. Ca s'était terminé rue des Grosses Putes. Elle est comme ça, Svetlana ; si tu supportes l'histoire de ses jumeaux trisomiques, elle te parle de son père russe blanc et elle te roule une pelle. Si t'es en veine, c'est un mezcal la turlute et une roteuse de l'heure. Ça n'a plus de sens de ronquer. Je file au Doryphore, une boîte branchée. En attendant Betty & the Plastic Roosters, un type fait rigoler les cintres avec son chapeau claque et ses lapins. Une meute de punkettes et de faux-skins a envahi l'ancien cinéma muet. Ils sont tous là, les babs, les teds et les yuppies. Allez, on s'arrache ! gronchonne un loube à sa meuffe, c'est d'un relou cette ziquemu. Privé de repère (merde, il est quatre heures !), je regrette les soirées harpsichord avec Lolita Castafiore et les mélopées pygmées de Fatzakerley, le pape de la chaussure orthopédique. Avant qu'on me demande qui est n°8 au billboard, je siffle ma kro en pétant. Shit ! C'était la bière de trop. J'esquive la charge d'un red skin aux prises avec Moby Doc, la papesse de l'alternatif, la seule animatrice radio capable d'embrasser une poubelle sans préservatif. Un zoulou me demande un autographe, il me prend pour le steward de la Croisière s'amuse. Je suis le seul quinqua du combo, j'ai la cote. Comme je suis tout sweat and tears, j'ôte mon burnous et je me lance dans une danse du ventre carabinée. Tout va bien, papy ? s'enquiert Mister T, le videur. Je porte ma grosse paluche sur mon coeur, le bulbe plus haroun que rachidien : Je fête mon Goncourt, tu prends un verre, l'ami ? »

 

13. TAS DE SABLE

"LA MEMOIRE DES GRENADES", 1997

« Un enfant joue dans le sable. L'enfant est seul. Le monde n'existe pas. Les mots pour le décrire n'existent pas. Ils n'existent pas puisqu'il va les créer. L'enfant entame la surface du sable avec ses petites mains. Le trou s'élargit, prend de l'ampleur. En quelques minutes, il devient un cratère. L'enfant est opiniâtre. Le bout de ses doigts le brûle. Des grains de sable se glissent sous ses ongles et le blessent. Il n'a pas d'outil, l'enfant, ni pelle, ni seaux. Il est à genoux et il transpire. Il ramène une fois, dix fois ses avant-bras vers lui, les écartant au dernier moment en une brasse ancestrale. Il n'a aucune idée derrière la tête, aucun plan; il creuse, c'est tout. Plus tard, l'enfant s'immobilise et il regarde son trou. Il se gratte la tête, pensif. Se redresse. Ce qu'il voit n'est pas très beau. Les monticules qui se sont formés autour de son trou ne ressemblent à rien. L'enfant s'est remis à genoux. En lieu et place des petites bosses inégales, il a fait surgir sept mamelons qu'il polit du plat de sa main. Le sable est sec et les formes qu'il crée sont balayées par le vent. Il lui faut de l'eau. Un seau, deux seaux, trois seaux, ils les a disposés près de lui et il laisse couler le liquide très doucement pour qu'il ne détruise rien. Il apprend à le domestiquer, il le répand patiemment, il lisse le sable devenu ciment, consolide les flancs du cratère. L'enfant se redresse. Son trou est bien triste. Son trou est désert. Il lui faudrait de l'herbe, des branches, des espaces verts. L'enfant revient les mains pleines de brindilles et de brins d'herbe. Il en tapisse les flancs de sa cuvette. Il ne sait pas pourquoi mais il a envie de pleurer. Rien ne bouge, dans son monde, tout est mort. Une maison, une église, des garages, un château, voilà ce qu'il lui faut. Il court en direction de la remise et en revient avec un sac plastique bourrés de planchettes, de clous, de vis, de cubes, de dés et de morceaux de carton. C'est une ville de broque et de bric qui a vu le jour. L'enfant est agenouillé au-dessus de son trou et il ne sait plus quoi faire. Sa ville n'est pas belle et d'autres enfants passent qui éclatent de rire en la voyant. L'enfant ferme les yeux et s'imagine que ses morceaux de bois sont des bâtiments, les bouts de métal rouillés des arbres et le serpent de sable qu'il a vingt fois tenté de remplir d'eau un fleuve. Des idées lui viennent alors en cascade, à l'enfant. Ses doigts ne sont pas assez agiles pour les matérialiser. Ca ne l'empêhce pas de jeter des ponts sur le fleuve, de tracer des rues, de créer des places et des placettes. C'est une ville qui naît brutalement avec ses venelles et ses marchés, son théâtre et ses boutiques obscures, un infinité d'endroits à qui il faut donner des noms : place du Géant, square du Nain, avenue des Princes, parc des Cigales... Une vague de tristesse s'empare à nouveau du gosse. Sa ville a beau être belle, elle est inanimée. S'il était à la campagne chez sa grand-mère, il irait chercher des fourmis, des bestioles,   il les transporterait dans une boîte à chaussures et les déposerait dans la cuvette pour qu'elle mette un peu de vie dans tout ça. L'enfant ferme les yeux. Comme par enchantement, son trou devient une ville comme dans les livres de classe, avec un maréchal ferrant, un barbier, des lavandières, un marchand de peau de lapin, des chevaliers qui passent à cheval et des paysans qui déambulent leur sape posée à l'épaule. Au sommet du plus haut de tous les monticules, dans la boîte de conserve Heinz, on aperçoit une princesse et un tas de personnages mystérieux. Il est tard, l'enfant s'est endormi. Quand sa maman le prend dans ses bras et le dépose dans à son lit, il rêve : qu'elle est belle, la ville qu'il a fondée, c'est sa ville à lui ; une ville douce, une ville maman. Bercé par une comptine, enroulée dans sa couette, il est impatient de se réveiller pour la retrouver. Un cri déchire alors son sommeil. Inutile d'aller vérifier. Sa ville est morte. Elle n'a jamais existé. »

 

14. MOYEN AGE

"VOYAGE", LES LETTRES COMTOISES, 2007

« Le vicomte Gazeau de Courtepanne chevauchait un aplomb l'air distrait quand son regard tomba sur trois vélocyraiders au moment où ils traversaient un pont de corde en file indienne. Quand il se fut frayé un chemin dans le maquis il sonna de son buccin pour les avertir de sa présence et se joignit à eux, de sorte que la notché tomba sur quatre hommes de fort bonne humeur, événement rarissime à Médior-L'Originelle, le monde auquel ils appartenaient à leur insu, toute géographie ayant été bannie par l'Evêché laïque depuis des centuries.

Médior-L'Originelle étaient un des ces mondes que la Governature majeure, du haut de sa sérénissime altesse, avait qualifié de "mescolan" et dont le fleuron le plus célèbre était Gynople, la Ville-Faille, ou bien encore Rax et Abrax, les corps jumeaux dont chacun avait eu un jour ou l'autre à payer les affrontements immémoriaux.

Gazeau de Courtepanne était ce qu'on appelle un viaggiateur, un envoyé littéraire dont la mission consistait à explorer les œuvres de l'esprit et à en révéler le substrat ou les vices cachés, opération qui demandait, outre une grande perspicacité, une vraie aptitude à ne jamais éprouver d'inclination pour les personnages qu'on était chargé d'étudier.

Au moment T° du récit, Courtepanne avait obtenu du Vecio', son patron, l'autorisation de n'être utile en rien pendant un woche, période neutre composée d'une subdivision septimaire de la menstrue qui en comptait quatre. Aussi se déplaçait-il de par les mondes de manière aléatoire, suivant la plus insignifiante de ses impulchounes. »

 


15. MYTHOLOGIE

"R. BAGGIO, 20 ANS DE FOLIE ITALIENNE ET MONDIALE", 2003/2005

« D’après certaines légendes, semblable à son protecteur Hermès, Héraklès étouffe les serpents que Héra, l’épouse de Zeus, son père, a glissés par jalousie dans son berceau. Jésus naquit les yeux ouverts et fut annoncé par une pluie d’étoiles. Quant à Mozart il composait sûrement avec sa tétine. Ils sont comme ça, les génies. Si vous voulez savoir si votre enfant va marquer l’histoire de la planète, jetez un oeil au-dessus de son berceau, une centaine de divinités inconnues se crèpent probablement le chignon pour s’attirer ses faveurs. À moins qu’un tremblement de terre ou tsunami n’annoncent son arrivée parmi nous… Le jour de la naissance de Roberto, rien de tel ne se produit, même si une brume barbelée cristallise les villas du Palladio et leur donne l’allure de pâtisseries glacées dans le sucre. Un paysage digne du Loreleifelsen ou de la plaine du Donau, près de Pilsen… Belle date que celle de la naissance du fils de Matilde Rossi et de Florindo Baggio. On ignore si le talent est réparti dans le temps et dans l’espace mais Baggio n’est pas le premier à voir le jour un 18 février, puisqu’il a été précédé par Fra Angelico et par Marie Stuart. Dans la liste on remarque également des bambins répondant aux noms de Michel Ange, Swami Ramakrishna, Nikos Kasantsakis et Boris Pasternak. Si l’on ajoute Andres Segovia, André Breton, Jack Palance et Milos Forman et, pour faire bonne mesure, Enzo Ferrari, Yoko Ono et ma mère, l’on oublierait presque que, le même jour du même mois de la même année, en février 1967, Robert Oppenheimer prit son congé. Une porte se ferme, l’autre s’ouvre, affirme le dicton. Dans ce cas, le monde n’a pas à se plaindre, même si le mal est fait. »

 


16. ARCHE DE NOE

"L’HOMME ECLATE" – 2009

« Noé se fait un sang d'encre. Son calame intérieur va et vient sur un papyrus long comme l'éternité et vaste comme le monde. Dieu a été bon, il fournit le matériel et la main d'oeuvre. Il suffit à Noé de penser ce dont il a besoin pour qu'il soit livré sur-le-champ, car dans cette dimension de Dieu, imaginer c'est réaliser, désirer c'est disposer. L'éléphant a besoin de fourrage, la baleine d'eau salée, la mante d'amants, l'H2 de O : — « celui qu'on ne nomme pas » y pourvoie. Bien sûr, cet agglutinement, cette accumulation monstrueuse et totalitaire, cette soustraction des surfaces et des volumes, d'air et de matière complique le traçage du plan. Et cet imbécile d'homme qui ne voit pas qu'il est coincé sous le pli d’un papyrus, entre l'espace et le temps, cet imbécile d'homme qui croit que l'univers est à son service !»

 


17. NIHILISME

"TUER, VOLER, DESOBEIR" – 2005

«  Tout révolutionnaire se heurte au problème inhérent à la chronologie et aux contingences.(…). W. F. Nietzsche parlait de " philosophie à coups de marteau ", Zappa lui oppose le concept du " requin de boue " ; quant à moi je déclare que tous les moyens sont bons pour combattre la pieuvre qui modèle nos désirs, asservit nos âmes, mastique et déglutit nos mots, isole les hommes-serfs les uns des autres. En ce sens, je recommande la transcendance du ridicule, je conseille de mentir et de n’appliquer aucune des règles dominantes, rouages du pouvoir qui nous ronge. De nier toutes les machines-évidence ourdies pour nous mettre à genoux. De chercher midi à quatorze heures. De confondre le jour avec la nuit. De tout tenter sens dessus dessous. De ne jamais répéter deux fois la même chose à la même personne. De parler avec assurance des choses qu’on connaît le moins et avec méfiance de ce que l’on sait le mieux. D’indiquer à la personne égarée le chemin le plus long et le plus dangereux. De n’avoir ni conjoint ni enfant, et si tel était déjà le cas, de ne leur faire aucune promesse. De tuer un innocent, s’il s’agit de tuer, plutôt qu’une victime indiquée ou un ennemi juré. De ne faire l’amour qu’aux êtres qu’on exècre. Et de méditer des semaines entières en se masturbant, suivant le principe selon lequel qui reste enfermé et ne fait rien est plus dangereux pour l’équilibre de l’univers que celui qui s’agite. Bref, de devenir un homme sans habitude quand il s’agissait au siècle dernier d’être “sans qualité”. Imprévisible, en somme, cruel sans dilection, fatal sans héroïsme. L’objectif, rien n’est sûr, étant de disparaître en laissant le moins de traces, selon le principe du Multiple et de l’Indéchiffrable, pondéré par celui de l’Infiniment Malicieux.

Vernon Bulgari, le 1er septembre 1969, à Besançon, lieu dit “de la Pierre Penchée”. ”

 


18. SEXE

"MORT A LA MERE" – 2000

« Les Gousses, minuit moins le quart.

Monique, boulotte, gourmande, 58 ans, boit Ursule à pleine bouche. Ursule, ivre, se rend compte de ce qui se passe mais laisse faire. Elle n’en sera pas fière demain, mais elle est comme ça depuis Luigi, c’est un fait de génération, on ne refuse pas un plaisir qui s’offre. Eh puis, si ça peut la tirer du mauvais pas charitable dans lequel elle s’est fourrée avec Pierrot, c’est aussi bien.

Seulement, Pierrot apparaît en haut des escaliers. Comme il n’entend rien, il descend doucement les marches. Il a peur. C’est ça, son drame. Des peurs d’enfants qui le torturent quand il est nu sous sa douche, quand il lit seul dans sa chambre, quand il se caresse, quand il a des pensées coupables, quand il ne veut pas d’épinards, quand sa mère embrasse un homme, quand l’horloge comtoise le braque avec son gros oeil cranté, quand la pluie dévale le chaîneau, quand l’orage gronde, quand il fait trop chaud, quand il fait trop froid...

Et surtout, surtout, quand il arrive dans une pièce vide et qu’il craint de voir surgir sa mère ou le fantôme du légionnaire. Ah, ce légionnaire ! Qu’il le haîssait, qu’il avait été heureux quand il l’avait vu agoniser sur la table, il y a de cela deux ans ! Mais maintenant, s’il était revenu d’entre les morts pour le lui faire payer ? Ca existait ! La preuve, Petit Pierre venait bien le voir aux Chevillottes quand il n’y avait personne et c’était bien sa bouche qui le prenait comme quand ils étaient enfants !

Pierrot fit un pas, puis s’immobilisa.

C’était trop horrible : sa mère, le porte jarretelle défait, le cul nu, en train de lècher Ursule qui rejetait la tête en ahanant ! Ces femmes étaient des chiennes ! C’était écœurant ! Ou elle était, la bonne dame Loichemol qui s’en faisait pour lui il y a un quart d’heure, qui lui donnait des conseils, qui lui proposait de l’aider à se reconquérir !

Monique sentit sa présence dans son dos :

- Tu vois, petite queue, c’est comme ça qu’on s’y prend avec une femme, approche-toi, regarde comme ton amie est heureuse...

Pétrifié par sa propre impuissance, Pierrot s’avança et fixa la scène, la tête raide et les reins pris. Ursule - qu’on avait dû droguer, c’était pas croyable - ruisselait et laissait  pendre sa tête en arrière et poussait des petits cris. Monique, dont les yeux étincelaient d’une joie sauvage, alternait les prises, enfonçait tantôt son majeur et son index, formait une pince avec son pouce, dardait de la langue, contemplait son ouvrage, s’humectait la bouche... :

— Tu vois, mon grand mou…, tu vois comme on prend une femme ? »

 

19. SOUDE CAUSTIQUE

"EDITO DEDIE AUX FLORALIES" – EDZ n° 1 – 1994

Comment transformer une ville en cimetière

Comme chacun le voit tous les jours, nous vivons une époque merveilleuse où l’humanité s’engage sur le sentier glorieux qui mène à la société sans classe et au nirvana républicain. Pour preuve la belle initiative qui est parvenue à transformer une des plus belles villes de France en cimetière. Radiographie d’une pantalonade populaire. (…)

Qu’a-t-on vu dans les rues de Besançon à partir du 5 novembre ? Des roses, des oeillets, des myosotis, des lilas, toutes sortes de bouquets éclatants et de couleurs volubiles ?

Pas le moins du monde. On a transformé la ville la plus verte de France en un Océan de chrysanthèmes militairement disposés ! On a voulu faire concurrence à la campagne comtoise en automne, au moment où les rousseurs de l’automne font dans le symphonique !

Séduire une supernana en lui envoyant des chrysanthèmes, faire la pige aux feuilles mortes avec des immortelles sous perfusion, quelle curieuse stratégie...

La cible de tant de morbide sollicitude ? La supernana en question ? L’électorat, bien sûr, vous et moi, autrement dit le cochon de votant, cet animal un peu primaire qu’on s’arrache au second tour et que le pouvoir considère comme de charmantes créatures tous les cinq ou sept ans. Parce que ce que j’ai vu dans la rue dimanche 6 novembre, c’est plutôt une concentration de papys et de mamies descendus du haut-doubs pour digérer le lourd repas dominical, un troupeau de consommateur sortis droit du Mamouth. Le tout sous un ciel bas baignant dans une lumière lugubre. A vous filer une kafkaïte aiguë.

Et l’on a pas parlé du prix ! Incroyable qu’on puisse embaucher autant de jardiniers pour une manifestation aussi éphémère. On ne vous dit pas la gueule de la colonne “paysage urbain” ! Comme si chaque implant était un bébé à mener à la crèche, à nourrir et à éduquer. Dommage que l’hiver ne soit pas venu plus [1]tôt, on aurait assisté à une belle concurrence, entre les SDF et ces chers chrysanthèmes qu’on bichonne avec tant de sollicitude...

Besançon, ville ouverte aux fleurs

Mais dans quel monde vit-on pour que de telles gabegies soient tolérées ? Peuple de Besac, es-tu à ce point dominé que tu n’aies plus la salubrité intérieure de te révolter, de te remettre debout dans ta tête ? C’est ça, la culture populaire, un cimetière pour beaufs et petites mémères ayant des problèmes de circulation ? Ah, c’est sûr, en fai[1]sant la queue pour rentrer au Kursaal ou à Granvelle, on ne risque pas l’ulcère existentiel ou le torticolis éthique. Besançon Ville Verte, Besançon Non Fumeur, Besançon Ville Ouverte aux Jeunes... ouverte aux âneries, oui.

Une idée idée bien plus mieux

Tiens, pendant qu’on y est, à L’Echo du Zinc, on vient d’avoir une idée. Que diriez-vous des “drapsdelies”, en lieu et place des "floralies" ? Des demain, tout le monde étend son linge aux fenêtres, les slips, les dessous, les draps, les chaussettes, les tee-shirts, tout ce qui est en tissu et en couleur. Vous allez voir, c’est génial. En deux jours Besac tire la bourre à Naples et à Marseille. Et pour pas un rond.”

 

20. ATTENTAT

"THUMP, THUMP" - Curriculum Mortis (1970/201?)

"Assommer un labrador ou un teckel dans un lieu public n'est pas une sinécure. Il va pourtant falloir si je veux être en accord avec mon planning. Entre sept heures douze et sept heures dix-huit, ainsi en ont décidé les dés. Je surveille le quartier à raison d'une heure le morning et d'une heure la sera. J'ai opté pour la matina, les gens sont plus ponctuels, la matina.

Le trottoir de Paname est raciste. J'épie la rue des Trois-Frères et la rue Véron depuis des mois, et pas le moindre berger des Tatras, Komondor ou Slo­venky. A la rigueur un Malinois ou un Husky, mais ça fait tarte.

A la terrasse du "Saint-Jean", il est sept heures huit et ça caille. Je mate la pâtisserie d'en face. C'est là, d'après mon conducteur, que "le chien idoine passera avec sa maîtresse, la citoyenne Grosvenor-Smith" .

Je n'attends pas longtemps. La granny apparaît entre les étalages des marchands de quat'saisons. "Souris trotte-menue, raide et arrogante", elle se déhanche à l'heure dite,"suivie d'un quadrupède à poil long et trogne épatée ".

Cette aïeule est un clepsydre, la bénédiction des malvivants A huit heures elle franchit le seuil de la boucherie, à "dix" elle est chez l'Arabe, à "douze" elle tire son klebs chez le pâtissier. Le St-Jean est bondé. Je repousse Pétula, Abdul et Norbert. Je paierai Pt'it Miche plus tard.

Dans l'échope ça fleure le croustis et la patte feuilletée avec un brin de violette. Un skin "oeufs de lump" se procure un struddel, la lippe en cul de poule. Quiet je suis. Calme, vraiment calme.

De prof je vire Tomba, les portes de mon slalom s'ouvrent les unes après les autres, j'ai le Rossignol en alerte. Chaque geste s'imprime dans ma tête. J'ai le jump placide, en ré­serve, au bord du tremplin. Dans le quartier on connaît mon burnous et mon Stetson, je suis plus banal que Notre-Dame-des-Briques. Saisir le collet du bonsaï, le plaquer au mur, l'emplafonner sèchement. Blitz clash.

"Ah, interjecte une cloche sortie du tromé, M'sieur l'prof, z'avez quèques thunes ?" Granny Grosvenor le balaie du regard, angliche en diable. Pas l'air commode, la fille du Commodore Smith de Ply­mouth.

Je dois faire schnell, Granny a enfourné deux puddings et une cas­sate dans son cabas, elle repère les jaunets avec l'assurance d'un détec­teur de truffes.

"Madame, fais-je, solennel, connaissez-vous Lady Agatha Protheroe, la tante de Constance Lambreth of Gillingham, l'inventeuse de la tripe déshydratée ? "

Tandis qu'elle bétonne de la nuque arrière, les bésicles de guingois, j'incline mon galure "made in Houston". Les ailes de mon burnous se déploient, amples et majestueuses. Le menton de granny monte et descend deux fois, hérissé de duvet.

"Non, s'étrangle la taulière, attention, il est touf-touf !"

Thump, thump, le chien vomit ses glaires. J'l'ai coincé contre le comptoir, l'ai terrassé d'un swing au foie.

La conscrite de Queen Victoria se pâme, on la se­court. La queue entre les jambes, la truffe médusée, le dog récu­père. C'était une fille dog. Du beau boulot.

 

21. FANTASTIQUE

"L’Emirat du tourbillon" - 1986

Gynople des Arcanes

Lorsque voici douze ans je sus que j’allais devoir renoncer à mon amour et prendre mon sac à malices, je ne pus réprimer une grimace. Ces missions imaginaires n’en finiraient donc jamais. Je saisis néanmoins le dossier que me tendait l’auteur, celui qu’on appelait le Vieux et, livré à ma méchante humeur, ne vit pas la secrétaire qui arrivait en courant. Nous nous percutâmes et les feuillets qu’elle était chargée de me remettre se dispersèrent dans le couloir. Tandis que la jeune figue se confondait en apologies, je les ramassai en grognant.

C’est en chemin que je me mis à les parcourir. Le texte était subdivisé en arcanes qui étaient au nombre de vingt et un. Il était écrit en une langue étrange qui semblait dérivée de pas mal d’autres.

Je me souviens de l’émotion particulière qui s’empara de mon plexus dès les premières lignes :

“Toi qui entre en citta, prends connaissance des vingt et un arcanes majeurs de la bonne ville de Gynople et prie pour que rien d’inexorable ne t’arrive en chemin.”

 

Excuse * DIEU ?

« Les yeux de Laura » – 2005

Je suis le hasard, le ça, le kà, la mala-suerte. À l’intérieur de chacun je réfléchis. D’une vie à l’autre je me réfracte et je multiplie les effets de miroir. Dans certaines cultures l’on me nomme destin, prédestination. Dans d’autres, loi nécessaire des causes et de l’effet, ange gardien ou génie tutélaire. À l’aube de chaque vie, surpassés les quarante-huit jours du Grand Transit, je rejoins les âmes revenues et je les accompagne. J’ai peu de mémoire, tout se reconstitue, peu importe le détail.

Je suis une énergie, un flux, un courant. La résultante de vos décisions et de mon immanence dessine, désigne votre chemin le temps du passage. Je ne suis pas responsable de vos malheurs, ne m’accusez pas quand je vous pousse à l’erreur. Je suis une voix, l[1]Òa voix, les voix à l’intérieur de vous : celles qui grincent, celles qui piaillent, qui exècrent et insupportent. Je suis le vieux bébé râleur, sa voix est votre voix, son écho.

Pourtant, rien n’existe. Le monde tel que vous le voyez est votre reflet, vous en êtes responsable. Dieu ? Les canards dans le ciel ont-ils besoin d’un plan de vol ? Le diable ? Un alibi. Rien ne se passe jamais ici. Chaque fois — docile et soumis — je perds conscience, je suis dans une matrice de chair et tout recommence pour vous : chaleur intérieure, grondement extérieur, terreur de passer la tête, extraction, douleur, asphyxie, sentiment d’arrachement, ravage de l’oxygène dans les poumons : comment pouvez-vous désirer cet éternel retour : une illusion sanglante ?

[1]Je ne vous juge pas. Je sers chacun et apporte ce qu’on demande. Pas bégueule, je ne fais aucune différence entre le criminel et le père de l’Église, chacun est logé à la même enseigne. J’officie en conscience, sans intime conviction. Ce qui vous arrive vous appartient. Ce qui se produit ne dépend pas de moi, c’est votre reflet, un de vos reflets. Vous ne pouvez m’accuser de rien ; si j’use des pouvoirs que me vous me laissez, c’est votre faute. Vous ne voulez pas l’entendre mais vous êtes l’arme de votre agresseur, le précipice dans laquelle votre voiture se jette, la trahison qu’on fomente dans votre dos. Et si vous êtes victime d’une catastrophe ou d’un typhon, ne vous en prenez pas à moi [1]’: j’y suis soumis aussi.

Vous vous sentez uniques ? Dommage, je vous ai hantés mille fois. Les faits ne sont jamais divers, ils se répètent. Changer le nom de la victime, celui du criminel, l’endroit du crime, le moment. De même qu’il est impossible d’inventer une manière de mourir, un nouveau moyen de tuer. Tout a été dit, les crimes ont tous été perpétrés, seuls la combinatoire change, l’ordre et la chronologie ; pour peu que le temps existe.

Vous me connaissez, maintenant : je suis le hasard, la mala-suerte, le vent qui souffle de l’intérieur.

Ma mission est de vous remettre en marche. Revenu à vous, ma liberté est surveillée. Le monde a des contingences que je n’ai pas le pouvoir d’altérer ; altérer le monde, [1]·c’est votre affaire à vous, celle de votre fantaisie.

Toutefois, je peux mettre un frein à votre omnipotence, à la voracité de vos désirs.

Je peux briser vos rêves, castrer vos ambitions.

Vous êtes en de bonnes mains même si je suis las, déçu, usé. Votre espèce met les nerfs de l’Infini à rude épreuve. Ânes bâtés, vous fuyez la lumière pour courber le col sous le joug des apparences. On vous montre le soleil et vous mordez le doigt qui se tend vers le ciel. Votre pensée et votre Dieu, uniques, ont desséché la partie de votre âme qui eût pu vous arracher à la double spirale. Le plus humble des animistes, le dernier des Grecs respecte mieux son destin que vous, enfants dont les rêves sont taillés au plus petit commun dénominat[1]∑eur : un seul chiffre, bien sûr.

Je ne suis pas ravi d’être là : je suis revenu mille fois et c’est votre faute. Je regrette le temps des héros : grecs, peulh, hindous. Fils d’un dieu et des hommes; ils puisaient dans ce métissage le sens anonyme de leur destin.

De cette double nature, de cette multiple nature, ils se servaient pour enseigner leurs demi-frères les humains à qui Prométhée — un Immortel déchu — offrit le feu par compassion ; et pour qui Gilgamesh : inventa l’amitié.

Comme c’était vivifiant d’être le hasard, le karma, le kà dans un univers où la concurrence des Parques et de Moira emmêlait le fil des tyrannies divines, éclatées en 30 000 vouloirs inextricables de façon

que le citoyen de Thèbes ou de Lacédémone sentît palpiter en lui l’humanité, solidaire qu'il était de Médée l’infanticide ou d’Oedipe l’incestueux, d’Ulysse l’émigrant et d’Orphée l’impossible époux.

Hélas pour vous tous, la mathématique échoue quand la matrice se referme. Et l’image de la dernière chance est toujours la même : un homme et une femme qui font l’amour.

Notre voyage a été énorme, les apparitions épouvantables, le renoncement au-delà de vos forces : Comment résister à la lenteur rassurante de ces corps épousés, comment ne pas rappeler à soi d’autres enfances, ne pas se glisser à l'abri de ces chairs bien chaudes ?

Alors, la porte s’est refermée et la roue s'est remise à tourner comme les mêmes cartes d’un nouveau jeu, sur une table soi-disant rase.

Puis tout s’immobilise, la flamme vacille et une destinée renaît. Dans quel état le monde, me dis-je pour la millionième fois ; et dans quel monde mon protégé devra-t-il se débattre pour préserver sa part de lumière ?"

(A SUIVRE°

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