Daniel Bizet, l’homme dont il s’agit ci-dessous, ne peut plus vider son verre. La dernière fois qu’il m’a donné signe de vie, c’était au téléphone il y a une vingtaine d’années ; seul avec une vieille amie quelque part dans les Alpes, un flingue à la main, il me demandait s’il devait tirer ou non et sur qui. Quelques mois plus tard, ou était-ce des années, une Doloise amie de sa femme m’apprenait qu’il avait disparu, se suicidant peut-être, quelque part du côté de Bordeaux. Daniel, si tu peux lire ces quelques lignes de là-haut, sache que je suis ému de reparler de toi pour les autres.


L'HOMME QUI MOURUT EN TORÉANT SES MOTS

Le chemin qui mène aux bonnes chapelles est tortueux : « Passez voir mes toiles rue Dragon et demandez Jo de la part de Paul » m’avait fait un marin aux prises avec ses tempêtes intérieures du côté des Goudes, un après-midi de mistral. C’est comme ça que je me retrouve chez Jo et Cécilia, 62, rue du Dragon. Une fresque de Paul le Marin se déploie sur le mur. Dans un coin un gros type aux yeux bleus et au sourire d’enfant griffonne sur son carnet de notes. On se connaît depuis Besançon. La conversation file, un voyage dans le temps s’esquisse.


1964 - El Francès aux Nouvelles Arènes de Marseille

Daniel Bizet a fait les 400 coups. Né à Reims en 1943 de père inconnu et d’une mère femme de chambre, il se souvient du jour où sa famille de quatre enfants s’est installée à Béziers... Et surtout du jour où un vieil Andalou, Venancio Fernàndes, lui a fait découvrir, à lui et à son frère Guy, le monde magique (et grotesque) de la corrida. Hélas, maman Bizet doit quitter Béziers et c’est boulevard Pyot à Marseille que Daniel devient souffleur de verre avant d’atterrir en Arles où il garde des cochons sur la route de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Sa passion de la corrida n’est pas contrariée pour autant, il torée en secret dans les marais de Camargue, est enrôlé dans quelques courses campagnarde, ce qui le fait remarquer par Pedro Romero, mythe taurin qui manage une centaine d’apprentis et le lance dans des courses de simulacre. Intrigué par ce talent précoce, Pierre Pouly, le parrain de tous les toreros français, le prend sous son aile. C’est comme cela qu’il devient « El Francès » et qu’il s’installe en Espagne après avoir mis à mort son premier taureau au parc Borelli à Marseille. C’est Madrid, Valencia, Séville, sans parler des ferias d’Arles, de Nîmes et de Fréjus, où un Lionel Patrick le fera toréer lors d’une soirée particulière. Malheureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres. Le jeune homme se sent mal en Espagne, où les aficionados locaux le traitent avec un mélange d’ironie et de mépris. Il a beau s’entraîner durement, la Mercédès avec chauffeur qu’on lui alloue se marie mal avec les coups de pied au cul dont il aurait eu besoin. Ce qui doit arriver arrive, sa carrière tauromachique file en capilotade, il n’a que 22 ans.

 


Les tribulations de l’auteur qui cuisait des jambons

Le gamin a des ressources. Il achète un restaurant rue des Arènes à Arles qui fait bien vite faillite. Bizet se retrouve à Verdun dans une Auberge de Jeunesse tenu par un fada qui se lève la nuit pour écouter du Claude François à fond sur son pick-up. Déprimé et pris d’alcool plus qu’à son tour, le novillero qui passaient des heures dans les abattoirs de Madrid pour mettre à mort les bœufs au descabello, le gamin prometteur que Picasso et Dominguin avaient applaudi lors d’une course en Espagne, s’expatrie à Montpellier où il écrit des sketchs et compose des chansons. Comme cela ne nourrit pas son homme, il devient cuiseur de jambons chez “Itier & Van Dijk” à Avignon. Pompiste chez Total. Et creuseur de fosses « aux pièces » au cimetière municipal de Montpellier

L’éternel recommencement des retours

Daniel a du charme. De grands yeux brillants d’enfant désespéré. Sa nouvelle compagne est nommée en Algérie où ils débarquent en 1970. Daniel se met à élever des chevaux en faisant du théâtre, ce qui lui vaut de devenir animateur au Centre culturel d’Alger où il ose «monter « Les Bâtisseurs d’Empire » de Boris Vian. Quand le contrat de son épouse arrive à son terme, c’est le retour en Avignon et à Aix, où il fait des cascades à cheval dans « Dynamite Jack », avec Fernandel en 1961, et dans « Regrets » de Pierre Guilhem en 1968...

Bizet franchit la Méditerranée et se rend à Tétouan, Maroc, où il passe six ans à écrire des chansons, à organiser des expositions et à vendre des tableaux... C’est à ne pas y croire, mais à peine de retour à Apt, il organise des stages de spéléo alors qu’il a « peur dans le noir » ! Après les Alpes de Haute-Provence, Bizet le trouvère en habit de lumière découvre Besançon où il se forge une réputation d’auteur et de chanteur entre 1981 et 1986. Dans la foulée c’est Vauvert, où il fonde la Compagnie du Diable, ce qui lui vaudra un prix à Montpellier. C’est depuis peu Marseille où il interprète de magnifiques chansons d’une voix profonde et chaude, au service de mots qui tanguent au gré de son amertume généreuse et de ses colères noires...


Ainsi était « El Francès », le novillero qui toréa « Carmen » aux arènes de Fréjus. L’homme sans père qui avait failli périr dans les bombardements du côté de Reims. L’anar bravache qui retrouva le patron des arènes de Fréjus au théâtre municipal de Besançon et qui lui tendit la pétition qu’une centaine de ses amis avaient signée pour qu’on le laisse chanter ses chansons en vrai au moins une fois. L’homme désespéré qui chantait Richard et ne partait jamais sans le dernier rêve pour la route. Qui se présenta à un crochet organisé par la Direction de la Culture avec de jeunes rockers qui ne l’avaient jamais accompagnés. Grosse bouille furibarde, gros yeux qui hésitaient entre la rage et un sourire. Son vieux pull norvégien brun et beige. Et cette nuit très arrosée de gros rouge où il me raconta qu’il avait tué un mec dans le Gard ou dans l’Hérault. Il lui arrivait de pleurer en chantant, de pleurer parce qu’on n’écoutait pas ses paroles. Il est trop tard, maintenant, il n’a rien laissé derrière lui, ni des vinyles, ni des cd. Tant pis pour votre gueule, vous n’aviez qu’à le croiser quand il cartonnait dur. »

Tiré de l’article de Seamus Anderson, paru dans l’Echo du Zinc au mois de novembre 1993

Last Updated ( DATE_FORMAT_LC2 )