1974-75 : By appointment to her Majesty the Queen : Saturday Night, Sunday Morning et Working Class heroes . dix mois qui en valurent vingt (2)


Mais que diable faisait le fils Morisi dans les Midlands fin 1974, puisqu’il n’avait pas l’intention de faire carrière dans l’enseignement de l’anglais ? Ses parents se le demandaient et il ne le savait pas lui même. Il vivait fort, ça oui, il absorbait comme un buvard l’air façon Jelly du temps, le goût de la Brew XI et de la Newcastle Brown, les intonations du parler local, les curiosités du way of living autour de lui, les rodomontades de Brian Clough, l’histrion des coaches grands-bretons.

Ce qui l’emporta surtout à l’époque, si l’on met de côté les cours et les séances de pub-crawling des vendredi et samedi soir c’est la découverte du monde et de la classe ouvriers rendue possible par le football et par Gerry, le fils de prolo diplômé d’Oxford.

A la mi octobre, m’étant fait remarquer en bien pour le compte de Solihull Boro, un club pour qui je m’entraînais trois fois par semaine et dur, très dur, je fais la connaissance de Brian et de deux ouvriers de la Rover Factory, un haut-lieu de l’industrie automobile britannique. Supporters des Blues de Birmingham mais également de Boro, ils m’entraînent au comptoir du club house et me proposent... de jouer avec eux le lendemain matin, car ils aiment beaucoup la manière dont je taquine la balle, ce qu'ils appellent mon « brio continental ». Ils jouent en Sunday Football, ont une bonne équipe, sont troisièmes de leur poule : ça compte pour eux de battre leurs adversaires de toujours. Je bredouille, merci, merci, mais, bon : je m’entraine à fond avec les Boros, je joue dans l’équipe de rugby du collège dont je co-entraîne l’équipe de foot, et pour finir Barry Corless me presse comme un citron dès qu’il s’agit de lui prêter la main.

Quinze minutes plus tard, après la troisième pinte de bière du ‘Man of the Midlands', voyant leur mine défaite, je fais bon, ok, mais qu’on ne m’en demande pas trop, mes nuits du samedi au dimanche sont mouvementées.

Ipso facto, douze heures plus tard, lorsque Brian demande l’autorisation à mes colocs de me tirer du lit : primo, je ne suis pas seul

Deuxio je lutte pour ne pas rejeter mon petit dèj dans la voiture, tertio je dois prendre une douche glacée avant de passer une tenue identique à celle de l’équipe d’Argentine et de marquer des 30 mètres à mon premier ballon touché. Si l’on excepte qu’un tout petit gars bigleux, qui m’avouera être guichetier dans une banque, passa le reste du match à essuyer ses crampons sur mes tibias, je ne regrette pas ma folie, les gars du Rover trépignent de joie, ils ont recruté une perle, un Cantona par anticipation.

 

Ce que les gars du Rover m’apprennent, c’est leur sens de la solidarité, leur rudesse gentille d’ouvriers de l’industrie. Alors que les « snotty noses », les morveux de la salle des Profs, méprisaient mes manières et celles de Gerry, notre popularité parmi les étudiants surtout, les Rovers complètèrent ma connaissance du parler populaire et me firent apprécier la ferveur sans façon des braves gens. Ils insistent pour que je mange à la maison, que je les appelle si je me sens seul pendant les fêtes. Cher Brian, qu’est-ce que je t’ai maudit quand, voyant que je dessinais et que je peignais pour m’amuser, tu me demandes de faire le portrait de ton fils de 3 ans, prouesse infaisable quand on n’est ni Raphaël Sanzio, ni le Titien.

Les gars du Rover m’ont adopté. Début novembre, ils organisent un voyage à Londres pour voir jouer l’équipe nationale contre le Portugal à Wembley.

Je paie ma quote-part et nous voilà partis en car, une sacrée fichue rigolade en dépit du nul 0 à 0. C’est sur le chemin du retour que les gars complotent et m'invitent à venir à Blackpool, où ils emmènent chaque année leur femme et leurs enfants... Blackpool et Stanley Matthews, le sorcier ayant joué en pro jusqu’à 50 ans, Blackpool son Luna Park fantôme en hiver, un lieu où rôdent les esprits.

Le destin est un bouffon qui aime faire le mal, Angleterre-Portugal a eu lieu le 20 novembre 1974. Le lendemain, alors que je prends l’apéro dans je ne sais quelle discothèque du Bull Ring, l’hyper-centre commercial de Birmingham, les garçons et les filles autour de moi se figent, pâlissent et se mettent à courir dans tous les sens. Un vigile s’approche de moi , il me hurle à l’oreille qu’il y a une série d’attentats en ville, rassemblant quelques hésitants, il nous prie de le suivre.

Tout se passe très vite. Les sens aux aguets je prends le contrecourant de la foule, m'éloigne en zigzag et quitte le centre piétonnier envahi par une escouade confuse de voitures de police, de pompiers et de militaires.

C'est en courant deux trois kilomètres le long de la Warwick Road, à moins que cela ne fût la Stratford Road, que je fuie le danger. Hors d'haleine avec mon sac de sport en bandoulière, je m’arrête prendre une pinte dans un club de billard où tout le monde a le nez collé sur la télévision. Parvenu au 51, Fowgay Drive, à 13 km du double drame, deux de mes colocs me demandent si j’étais en ville et s’il y a des morts. Je ne peux rien leur répondre, les Pubs qui ont sauté se trouvaient à plusieurs kilomètres de la discothèque où je fêtais je ne sais quel anniversaire..

Le bilan tombe les jours qui suivent, l’Armée provisoire de l’IRA a tué 21 personnes et fait près de 180 blessés. Estimant sans doute que les Bobbies de la Squad anti-bombes qui m’avaient payé des coups à Londres le Noël précédent étaient des mythomanes, je n’avais pas prévu de vivre dans un pays en guerre. Je revivrai la même angoisse à Paris dix ans plus tard, rue de Rennes et dans un métro.

Il n’y avait pas eu d’attentats au Pays de Galles, mais l’éventualité d’une offensive de la Free Wales Army, qui maudissait les industriels de Birmingham pour avoir pressé le citron du prolétariat local, n’était pas à écarter, quand Gerry m’invite à fêter Noël chez sa maman. Touché, j’accepte et nous voilà partis en train pour Cardiff et de Cardiff à Myrthir-Tidfil, un coron dévasté par les délocalisations et le chômage. Quelle vision à glacer les sangs, notre arrivée sur les hauteurs des terrils en aplomb d’une vallée de briques noircies ou en ruines, parsemée de lumignons, îlots de résistance auxquels les survivants s’accrochaient comme des condamnés à mort.

Bon Dieu ! La maman de Gerald, une toute petite dame toute maigre aux cheveux trop blancs ; le lit qu’elle nous a préparé sur un sommier effondré, l’édredon énorme saturé de naphtaline ; les courants d’air glacé qui se faufilaient par les jointures mal mastiquées d’une fenêtre à guillotine. Le thé qu’elle nous prépara avec des biscuits, Gerry gêné, moi trop ému, la prenant dans mes bras comme si elle était ma propre mère. — La suite, Gerry qui me présente ses potes d’enfance : gueules pleines de comédons, couperose, énormes épaules, bras de lutteur, mains d’équarrisseur, souvent sans dents mais qui acceptent de me laisser entrer dans le pub où les anciens mineurs réveillonnent.. que si je bois cul-sec la pinte de cervoise douteuse qu’on me tend, mélange de toutes les boisons du bar.. Je relève le défi. Good ? s'enquiert-on. - Excellent, je réponds. Sanction immédiate : 'Give’im anodher one !'

Quelle incursion dans le monde de Dickens deux cents ans plus tard. - Chez M. Hong, un bar au sol couvert de sciure de bois tenu par un Chinois, nous payons 10 livres d’avance. Au cas où il y aurait une bagarre et que tout le monde détale sans payer, comme ça arrivait souvent ! - Quelques centaines de mètres plus loin, nous buvons de la 'Vale of Death ale", une concoction locale et Gerry me montre du doigt un rugbyman ayant porté quarante fois le maillot rouge de l’équipe au Poireau. Gerry est ému, sa mâchoire de rouquin pâle tremble, je sens que ça le touche de me faire découvrir son humus, son terreau, son peuple, ses origines. Nous nous arrêtons à la table d’un septuagénaire portant béret et cocarde nationaliste. C’est un vétéran de l’Armée du Libre Pays de Galles. - Le lendemain nous allons saluer le papa de Gerry, qui tient un bistrot et a quitté son épouse pour draguer tranquille les Burly Girlies, des filles qu’on exploite à mort dans l’usine de textile voisine,

Allez savoir pourquoi, lorsque nous rentrons en train à Solihull, que Gerry a baptisé Toy Town, et que les gandins de la salle des Profs nous accueillent comme si nous étions des bourricots de campagne, il me vient une furieuse envie de tirer dans le tas comme les collégiens du film If, sorti en 1968 ou 1969, il vous faudra vérifier.

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