30 - 1973/74 : le vent tourne, aux orties les Trente Glorieuses, il n’y a plus d’alternative


Finies la communauté de Bacchus et les fantasias échevelées entre Schwäbisch-Hall, Venezia, Paris ou Madrid. J’ai obtenu ma licence ès philosophie et je fais de mon mieux pour passer celle d’anglais.

En ce sens ma cohabitation avec Jim induit forcément des changements. Contaminé par son sérieux académique, je me disperse moins et j’étudie plus. Grâce à lui, je suis un peu en Grande Bretagne.

Jim n’est pas brittrock ni pop mais il a apporté pas mal de disques. Lorsqu’il y a du monde chez nous, on a droit au My Song ou à Crocodile d'Elton John k ou au Get Down de Gilbert O’Sullivan.

Cette saison universitaire là j'évolue mentalement au Royaume-Uni. Outre Lady Jane, je suis souvent fourré avec l’Irlandais Rob et l’Ecossais Brian. Avec Nancy, une Américaine qui m’a fait promettre de l’épouser si elle n’a pas trouvé un mari à sa taille (elle mesurre 1,90 m) dans dix ans. Et avec toutes sortes d’anglophones dont une ou deux sosies vocales de Joan Baez ou de Judy Collins.

Tous les samedis soir ou presque, Jim me fait monter dans sa Morris Minor immatriculée en GB et nous partons préparer le match du lendemain à 120 km de là. Hébergés par des dirigeants, nous parvenons à nous échapper et nous rendons dans un bal de campagne où notre réputation de fameux tandem ; lui l’Anglais, moi l’Italien, nous valait quelque succès. Pour certains matchs, nous emmenions notre fan club : Anette, sa copine Solveig, Rob, Brian. Les supporters locaux en nous voyant arriver s'écriaient :" Tiens, v'là l'ONU !"

Certains de mes amis prirent mal ce qu'ils considéraient comme une trahison. Je ne traînais plus au bar de l’U, on ne me croisait plus dans les bouibouis de la Madeleine ou de Battant. Pis ! Je faisais la morale à ceux qui se blindaient au shit, picolaient non stop et vivaient d’expédients.

 

C’était sincère. La situation dégénérait. Il y eut des noyés camés dans le Doubs, un tas d'infections dues à la réutilisation des seringues ; de chic filles, étudiantes deux ans plus tôt, qui couchaient pour se payer un fix.

La flambée de l’héro, les soirées passées à avaler des champignons venus du Doubs ou de Bresse, coïncidèrent avec la fin de ce qu’on appelait les Trente Glorieuses Celles et ceux de ma génération ne s’en rendirent pas tout de compte mais le Carpe Diem des générosités vira à l’hystérie de répétition et au ressentiment.

Via les chocs pétroliers, le capitalisme mondialisé, les banksters diffusaient l’idée d’une suppression nécessaire de l’État et d’une transformation des relations économiques en Far-west du tous contre tous sans régulation extérieure. Re-situé dans le contexte, on comprend mieux le combat désespéré des Lip bataillant pour sauver leur outil de travail et les grèves géantes des mineurs et des métallurgistes anglais dont Jim, un enfant du Labour Party, me parlait avec emportement.

Je ne devins pas un étudiant studieux. Je ne me contentais pas des tasses de thé que Jim et ses invités nous concoctaient.

Une semaine où il était absent, me rend visite la future épouse d’un ami en voyage à l’étranger. Je nous cuisine des pâtes à la carbonara, nous dégustons une bouteille de chianti "gallo nero" quand la Créature, qui devait avoir servi de patron quand Sharon Stone avait été dessinée : yeux bleu clair, fossette, galbes atomiques, cuisse oblongue et satinée, m'extirpe de mon divan et pousse la porte de la chambre voisine qui se trouve être celle de Jim. J'en suis flatté, elle peut le constater, mais après avoir profité de la phase préliminaire : désolé, je fais machine arrière, je ne ferais jamais ça avec la copine d'un copain. Sharon en rigoleraient presque. Son corps lui appartient et ça fait longtemps qu’elle a envie de m'essayer. Lorsque Jim est de retour et qu'il voit l’état de son dessus de lit, je prends un savon...

La fin du 'faites l’amour' pas la guerre, des initiatives communautaires ; la mort des utopies partagées déteignaient sur moi sans que je m'en rende compte. Je ne vais pas dire avec Mallarmé que la chair était triste et que j’avais lu tous les livres mais me faire violer par une lycéenne sous un porche, échapper au gardien de nuit après avoir convolé avec une pensionnaire d’un établissement religieux et repousser les lèvres d’un garçon se faisant passer pour fille dans le noir, cela avait des limites et ne menait à rien. Mon mentor en écriture n’avait-il pas adjoint Nexus (le nœud) à Plexus (le pli) et à Sexus, avant de passer au Colosse de Maroussi et à Big Sur ou les Oranges de Hyéronimus Bosch...

Ce que je crois après avoir relu les lettres d’Anette quarante ans pluis tard c’est qu’elle me manquait. Retournée en Norvège après deux années tourbillonnantes, elle m'écrivait que tout allait bien, qu’elle était passionnée par sa nouvelle formation, mais que je lui manquais ; qu’elle me voyait dans la rue ; que bien sûr elle voulait être libre, elle ne voulait pas vivre avec un homme, même pas ave moi... Mais que quand-même, nos rires, nos moments, nos fusions, nos rigolades, ça n'était pas rien ; on ne pouvait pas faire comme si cela avait été une aventure comme ça, tu ne crois pas, Mario ?

En relisant ces mots hier il m’est venu envie de pleurer. Aveuglé par ma propre liberté, je ne comprenais rien du tout.

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