23. Katmandou, Kerouac : la Route 66 part de Sampans (Jura)


L’autostop, tout une époque. Comme ceux qui me suivent le savent (j’adore les allitérations), j’ai fait mes premiers déplacements en train avec mes parents, puis dans la voiture de mon oncle ou des directeurs parisiens de mon père ; on ne va pas de Paris à Dunkerque, Marseille ou Le Pornichet à pied ou à cheval.

Pour les déplacements quotidiens, ce fut la marche à pied, car les sept, huit kilomètres qui séparaient Sampans du lycée ou des terrains de foot ne me faisaient pas peur.

Pour parvenir à Dole, la cité natale de Pasteur (désolé, on n’y coupe pas), il fallait longer la RN 5 qui reliait Paris à Genève, une deux-voies où défilaient des armées de camions. Maman n’était pas tranquille, comme le notait un de nos lecteurs, elles ne le sont jamais. - Sortie du village après un virage en épingle, montée du Mont Roland, plongée vers le pont de chemin de fer, remontée jusqu’au château d’eau et re-descente jusqu’à la Collégiale en petites foulées.

Après la marche à pied, ce fut le temps du vélo et du Solex. Le vélo de course n’étant pas pratique pour colporter le cartable bourré de bouquins et l’inévitable ballon de foot, ce fut le temps du Solex qui vous forçait à pédaler dans les côtes. Pauvre bête avec qui je faisais du motocross, que certains débloquaient et boostaient à l’éther ; à cause de qui je faillis passer sous un semi-remorque en rentrant à la nuit.

Le temps venu de me rendre chez les Maristes ou à la fac arriva le moment du train qu’il fallait prendre le lundi matin à 6 h 30. Mon père partant tôt au chantier, j'eus l’idée de tendre le pouce comme les héros des bd de Crumb et ceux de Sur la route, le best-seller branché US de Kerouac, sorti en américain en 57 et chez Gallimard en 68.

Après avoir voulu être Piantoni et Rivera, avoir perdu la finale de la coupe du Monde mexicaine en 70 avec la Squadra, me voici happé par Sal Paradise et Dean Moriarty, ces héros lancés à la conquête de Dieu le long de la fameuse Route 66. Que voulez-vous, à l’époque, René Barjavel, écrivain comme il se doit, écrivait Les Chemins de Katmandou, Cayatte en faisait un film, et les porte-drapeau de la beat-generation appelaient au drop-out (le laisser-tomber) et à la révolution intérieure assistée par Lyserg Saüre Diethylamid (LSD) sous forme de buvard.

Je pris vite la pli de m’installer avec mon sac de sport à la sortie des villages. Le cœur battant, j’essaie de faire bonne impression, je me tiens droit, j’ai l’air sportif mais pas agressif, je remercie même quand les voitures accélèrent en me voyant.

Ne jamais sous-estimer l’ironie sous-jacente de la vie. C’est la 2-CV camionnette des Sœurs de Sampans qui s’arrête pour me conduire à la gare. Nous avons peu l’occasion de nous fréquenter mais elles connaissent ma mère qu’elles croisent chez le boulanger et qui est une dame charmante. Les fois suivantes, c’est un copain de mon père, un voisin ou un amateur de foot qui m’a reconnu.

L’autostop devient mon moyen de locomotion exclusif. Pour économiser quelques sous et financer mes tournées des bistrots de Besac (Besançon est une ville qui a un alias comme Sainté ou Paname), je ne prends plus le train. J’ai des problèmes de délais mais le stop marche fort à l’époque. Le parc automobile n’est pas encore ce qu’il est devenu mais de nombreux automobilistes ont fait du stop quand ils étaient à l’armée, et "ils savent ce que c'est de ne pas avoir un sou."

Sampans-Dole, Sampans-Besançon, des raids dans le Jura où je deviens surveillant. Départ tôt le lundi ou le mardi, retour trois jours plus tard à la fac. Idem quand il y a un concert ou une réplique de Woodstock dans le Doubs ou dans le Territoire de Belfort..

Je pris vite goût à ce mode de vie et aux rencontres qu'il facilite... Vous étiez là sur le bord de la route, à un carrefour, dans une station service et vous vous transformiez en glaneur de passage, en maraudeur de kilomètres. Qu’y avait-il devant vous, quelle rencontre, quelle histoire d’amour, quelle partie de va-et-vient à la sauvage, quel accident mortel ?

J’ai (presque) honte quand je repense à ma pauvre maman qui se faisait un sang d’encre et qui n'avait pas tort...

Partis vers Dijon, la R-8 Gordini bleue avec deux rayures blanches, décolle à 140 sur un dos d’âne et je m’assomme contre le plafond avant qu’elle termine sa course en dérapage de l’autre côté d’une trois-voies réputée mortelle..

Une autre fois, du côté de la route Napoléon, un routier à voile mais surtout à vapeur, pose sa main sur mon ventre et joue de la langue en décélérant, je lui colle une droite et je saute au vol dans le fossé. Une autre fois encore, c’est un invalide en uniforme de l’armée américaine qui se met à m’insulter, pousse le compteur de son bolide jusqu’à 200 à l’heure, rigole en me voyant cramponné à mon siège et sort une arme plus grosse que son poing. Je n’ai jamais fait mieux que 12,5 au 100 mètres mais je bas mes records ce jour-là !

Je prends l’habitude d’aller en Allemagne voir mon ami Hans, devenu avocat des immigrés yougoslaves et turcs de Heilbronn ; en stop naturellement. A l’arrivée du printemps 1971, ivre de gai savoir, complètement fadas, nous organisons des courses à la fermeture du Bar de l’U. Rendez-vous à la Marine sur le Vieux-Port, les derniers arrivés paient la tournée en cours !

Faire du stop était un sport et un art. Il fallait savoir choisir le lieu adéquat, celui où les voitures pouvaient décélérer et vous permettre de monter sans risquer votre vie et celle du conducteur. Pour cela, dans le méli-mélo des jonctions spaghetti de Francfort, à deux pas de l’aéroport, j’avais marché douze kilomètres, douze kilomètres pullulant d’ autostoppeurs, de routards et de zonards défoncés. Une fois trouvé l’endroit, il fallait avoir la bonne attitude, le bon langage corporel, pas trop charmant, pas raide, d’où ma manie d’avoir un livre en main, le livre rassure toujours.

Une fois à bord, j’appliquais des principes très stricts. Je parlais au conducteur s’il me le proposait, je lui posais des questions, j’essayais de décrypter ses intentions. Pour ne pas avoir de mauvaise surprise, je ne donnais jamais ma destination finale. Si le chauffeur conduisait comme un dingue (quelles trouilles quelquefois !), s’il avait l’air malsain, facile de dire « Tenez, arrêtez-moi là. Je dois téléphoner. à ma copine. »

C’est en faisant du stop en France, en Suisse, en Allemagne, en Yougoslavie, en Suède, en Norvège, en Finlande et même en Algérie que m’est apparu F..., la divinité tutélaire qui vous évite le pire au dernier moment mais qui vous rappelle à la raison quand vous vous croyez béni des dieux et tout permis.

Ah, les deux jours passés à la sortie de Salzbourg sans qu’une seule voiture ne ralentisse ! Ah, Copenhague par moins 25°C quand Pilou, le routier belge, freina à la godille sur 500 mètres pour nous sauver d’une congélation des membres inférieurs et pire...

Je me suis souvent dit que j’avais choisi de 'faire la route' pour me racheter d’une enfance trop heureuse ; pour vivre le froid, la faim, l’incertitude, la peur. Pour éprouver ce que nos parents avaient enduré par temps de guerre : l’exode, les privations, la nécessité de se battre, de franchir la ligne rouge aussi, de tester ses limites comme à Heidelberg, la porte de l’enfer de la came à cette époque. Enfer esquivé en faisant les moissons avec un cultivateur bienveillant qui m’avait trouvé endormi et trempé dans sa grange...

En allant visiter ma Walkyrie platonique, chez ses parents dans la Ruhr. En parlant littérature avec Luciano, mon compère de voyage à Katmandou arrêté en Autriche.

L’autostop, ‘Plexus’ et ‘Nexus’ dans le sac à dos, les ‘Frères Karamazov’ et des sous-vêtements en piteux états, c'était la ligne de fuite en avant, au bout de la route ou de l’autoroute et des situations scabreuses. Comme la fois où cette très belle femme, blonde, sophistiquée, arrêta sa Mercedes flambât neuve à la sortie d’une ère d’autoroute du Bade-Wurtemberg, et me fit comprendre qu’elle était fatiguée et qu’elle devait s’arrêter plus loin dans un Motel. Une fois installé à la place du passager, ses yeux s’étant plantés dans les miens, elle avait glissé sa main droite sur ma cuisse et m'avait demandé si je voulais lui tenir compagnie, proposition indécente qu’elle appuya en parlant d’une contrepartie qui me permettrait de financer la suite de mon voyage. Me voyant nu devant elle pendant qu’elle appréciait à leur juste valeur mes tablettes de chocolat et ma chute de rein, je ne pus rien contre les conséquences physiologiques de sa proposition, et de ce qui était devenu des caresses plutôt ciblées.. Peut-être alléchée par ce qui allait suivre, celle qu’on aurait appelé de nos jours une cougar en fut pour ses frais : terrorisé à l’idée de ne pas être à la hauteur, je venais de sauter sur le parking, faisant feu des deux fuseaux. Encore condamné à fantasmer ce qui aurait pu se passer cet après-mid là, j'arrivai chez Hans à la nuit plutôt marri. Cela dit, vous l'allez voir j'allais prendre ma revanche.

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