22 - De la place sur le terrain à Zarathoustra en passant par Sophocle...


Tous ceux qui ont entraîné des footballeurs débutants ont constaté ce phénomène. Prenez un gamin, faites lui enfiler un maillot numéroté, un flottant, des bas et des crampons et laissez le libre de se déplacer ou il veut au milieu de ses copains. Observez le bien quand l’arbitre siffle le commencement de la partie. Qua fait-il, où se place-t-il ; court-il dans tous les sens à la recherche du ballon ou fait-il barrage aux autres ? File-t-il vers l’avant ou attend-il sur les côtés que le ballon lui arrive ? Tape-t-il de toutes ses forces en direction du but adverse (ou en touche) ou s’efforce-t-il de passer la balle à un de ses partenaires ? Percute-t-il ses adversaires ou entreprend-il de les feinter, de les ruser, de les dribbler ?

Pour l’œil exercé tout se passe en quelques minutes. Les casse-cous choisissent le poste de gardien de but ou d’avant-centre, postes en vue qui nécessitent un grand courage physique, où l’on se jette la tête la première au risque de se blesser gravement. Les prudents forment une digue chargée de bloquer et de repousser les insolents qui essaient d’approcher le but et de faire trembler les filets. Les plus habiles, souvent lestes et adroits, « manient » la balle, slaloment et ne vivent que pour inscrire leur nom sur la feuille de score et dans le journal. Reste les organisateurs, les maîtres à jouer, ceux qu’on appelle les milieux de terrain, et parmi eux, jusqu’au début du XXe siècle, l’illustre numéro 10, le premier que l’on cherchait du regard quand les équipes rentraient sur le terrain, la faute à Pelé, à Puskas, à Piantoni, à Rivera, par la suite à Platini, Maradona, Zico, Baggio...

Ce que l’on apprend du gamin le jour de son premier entraînement, on peut probablement l’étendre à la position qu’il adoptera dans la vie sociale. Il y a ceux qui se défendent, ceux qui veulent organiser, ceux qui veulent mettre leur grain de sel partout, ceux qui veulent avoir le dernier mot et/ou se distinguer

puis les gagnants, les perdants, les etcetera et bien entendu ceux qui refusent d’entrer sur le terrain ou alors d’en sortir.

Ceux qui mettraient en doute cette hypothèse n’ont qu’à puiser dans leurs souvenirs personnels. Les places en classe sont souvent (pas toujours) le reflet des positions instinctives sur le terrain.

Et il n’est pas rare que le chef de classe soit le capitaine de l’équipe de foot, de hand ou de rugby.

Les sports collectifs sont une métaphore de la guerre et de la vie en société. Pour gagner, ou tout simplement pour jouer, on a besoin de leaders, de petits soldats, de travailleurs spécialisés et de héros potentiels. Tous aux ordres d’un général, l’entraîneur, qui applique l’art de la guerre selon Clausevitz, Sun Tsé ; la doctrine de West Point ou celle d’ Ho Chi Minh

Pour devenir un 'vrai' joueur de football, ce sport d’équipe, il faut se fondre dans un groupe, travailler ses automatismes, obéir aux consignes de l’entraîneur, éprouver toutes sortes de situations, perdre et gagner, se blesser, subir des injustices, être béni par la fortune : ah, ces poteaux sortants ou rentrants, ces déviations incongrues, le vent qui sort ton tir de la lucarne ou au contraire la rabat dans les filets. Héros ou Pipo pour quelques centimètres...

Si le football est un sport d’équipe et un investissement sédentaire, quelque chose a échappé au fils Morisi qui, jouet de ses démons intérieurs, de sa curiosité, de son enthousiasme, quitte Tavaux pour le RCFC Besançon en première, revient à Tavaux en terminale, part au PS Besançon quand il entre en fac, s'en retourne à Dole, et finit par être transféré à Champagnole moyennant une place de surveillant dans un collège du lieu.

Parallèlement, il y a les sélections en équipe universitaire et l’éclate d’une équipe composée de vrais artistes du ballon rond qui font des misères à Dijon, Metz et Strasbourg. Bref, sans qu’il s’en rende compte, et en dépit des propositions étonnantes de deux entraîneurs pro lors de ces matchs universitaires, Morisi a laissé passer sa chance. Ce n’est pas à 20 ans qu’on apprend à se plier à la discipline que nécessite une carrière professionnelle. Pas au restau U qu’on peut suivre la diète adéquate. Pas en lisant 'la Naissance de la Tragédie' qu’on apprend le recul frein et les transitions attaque-défense lorsqu'on jouie en 4-4-2.

Sur le terrain j’étais intenable, impossible à cadrer. A droite, à gauche, au milieu, un « tuttocampista », comme on dit en Italien. Doté d’un gros volume de jeu, je marquais une douzaine de buts par saison (sur une trentaine de matchs) et j’offrais pas mal de balles de but à mes partenaires. J’avais ce qu’on appelle « la vision du jeu », fruit des heures que mon père m’avait fait passer à "conduire la balle la tête haute". Comme Di Stefano et tous les grands.

Intenable, impossible à contrôler sur le terrain, en classe mais surtout dans la vraie vie : tout me passionnait. Les statistiques, la théorie des ensembles en maths, l’histoire de la Grande Révolution française outre que celle de 1917, celles de 1830, 48, la Commune de Paris, le front populaire et le soulèvement de tous les peuples colonisés.

Côté littérature, je plongeai à corps perdu dans Gogol, Tourgueniev et naturellement Dostoïevski, notant sur un carnet tous les mots que je ne connaissais pas et qui me serviraient au moment d’écrire ‘l’Immortelle’, roman mis au crédit d’une star globale du showbiz et de l’entertaînment.

Les Grecs aussi bien sûr : Eschyle (ah ce souvenir des 'Perses' à la télévision au milieu des années 60), Euripide, Sophocle, Aristophane... Au point de me fendre d’un ‘Beuverie à Pythos’, dithyrambe mettant la pagaille dans les relations entre le chœur, le coryphée et le peuple : nous sortions de 68 !

Ce sont les Grecs qui ont eu ma peau lorsque ce cher M. Pastré glissa entre mes mains ‘La Naissance de la Tragédie’ de Nietzsche, et un PUF de Gilles Deleuze éclaircissant les vues du philosophe de Sils Maria, ce qui me catapulta dans le tourbillon causé par les liaisons dangereuses entre Dionysos et Apollon, la beauté déchirée et la lumière triomphante. Bon Dieu ! Le découverte du ‘Gai Savoir’, de ‘Zarathoustra’, de ‘Par-delà le Bien et la Mal’ !

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