21. Beurre-œufs-fromage, chambre mansardée, Françoise P. Levy et la mort du Général...


Fin septembre 1970. N’en déplaise au salopard de proviseur qui osa prétendre que j’étais « incapable de suivre des études supérieures », je m’inscris en première année de philo à la fac de Lettres en ville et en sciences économiques à celle de Droit qui se trouve à l’extérieur de la ville, du côté de l’Observatoire.

J’ai passé un été animé. Retour de Suède où les grandes blondes avaient été sympas sans plus, j’avais filé à Caorlé avec Denis et le fils d’un chef d’entreprise lédonien ; prolongé mes vacances pour les baux yeux d’Ise, une walkyrie en fleurs native de Essen dans la Ruhr ; et gagné quelques sous en jouant le serveur multilingue pour le compte du patron de l’Ideal Camping.

Au retour, il y avait eu ce match avec Tavaux contre les professionnels de Lyon où évoluaient les internationaux André Guy et Fleury Di Nallo, outre que mon adversaire direct, Jan Popluhar, le demi centre tchèque finaliste de la coupe du monde en 1962 ans. Eh bien, disons que je lui ai fait des misères pendant une mi-temps.

Entrer à l’université m’assura un certain prestige dans la famille en France mais également chez les cousins en Italie. Papa ne m’en disait rien mais il le fit savoir au chantier et le long des mains-courantes quand il venait me voir jouer au stade Paul-Martin de Tavaux, à Lons ou à Besançon.

Maman était fière (en répondant à mes innombrables questions depuis l’âge de 3 ans, elle y était pour beaucoup), mais inquiète. Elle avait échoué à convaincre mon père de me faire une petite sœur et elle allait se retrouver seule dans la grande maison de Sampans, un esseulement qui n’allait pas tarder à devenir de l’inquiétude : son fils seul dans une ville turbulente, les tentations, les mauvaises fréquentations, la nuit...

La rentrée universitaire était alors tardive, peut-être prévue début octobre. Dépendant financièrement de mes parents qui payaient mon loyer et assurait mon argent de poche pour un budget qui devait représenter un cinquième ou plus du salaire de mon chef de chantier de père, j’étais bien décidé à travailler pour montrer que je n’étais pas un ingrat, je trouve donc un petit boulot au SUMA de Saint-Claude où je suis affecté au rayon BOF (beurre-f-fromage) ce qui, en lecteur assidu de ‘Hara-Kiri Hebdo’ et en ennemi de la grande distribution me fait à peine sourire.

Je banalise mais je vis un moment exceptionnel...

Installé dans une boite à chaussures mansardée de la rue Ronchaux, je passe mes premières soirées à explorer la Boucle, à arpenter la promenade Granvelle, la Grande-Rue, la rue des Granges et à faire halte sur un banc place de la Révolution où régnait un beau tumulte eu égard à la présence de l’École des Beaux-Arts et du Conservatoire de Musique ; me risquant de temps à autre outre-pont, zone occupée par une population laborieuse ou pas qu’un sociologue avait qualifiée de ‘classe dangereuse’.

 

Ce fut le temps des premiers bistrots. En attendant que l’année universitaire débute, je pris le risque de m’accouder chez Gugu, chez Manu, de franchir la porte des bois-debout de la rue Renan. J’osais finalement le bar de l’U, que je connaissais pour y avoir bu quelques bières avant les spectacles proposés par l’AFFC. Tentai le café du théâtre voisin, où tonitruaient les géographes et toutes sortes d’assez belles personnes.

De l’autre côté de la ville, il y avait l’Eden, une brasserie placée sous le signe des 4-Zarts. Je découvris la rue Bersot, côté rue des Granges, où se trouvait Chez Pitt, la pizzeria préférée des étudiants peu argentés, l’équivalent de 3 euros, pour une pizza de belle taille, un demi de rosé, un café (grappa), et nous étions aux anges ! Prêts à filer voir un Kubrik ou un Fellini au CG, au Paris ou au Building.

Je faisais le malin mais à la veille de suivre mon premier cours de socio urbaine, 8 h-10 heures, j’étais dans mes petits souliers. J’étais enthousiaste à l’idée de gouter à la vraie liberté mais gêné à l’idée que mes parents m’entretenaient, ce qui impliquait que je remplisse ma part du contrat et que je réussisse mes études, raisons pour lesquelles je m’étais inscris en science éco, la philosophie n’offrant guère que l’horizon de l’enseignement comme perspective.

Le matin de mon premier ‘cours à la fac’, je n’attends pas que le gros réveil que ma mère a glissé dans mon sac sonne, les premiers rayons de soleil filtrés par l’œil de bœuf mansardé en face de mon lit le devancent. A six heures et demie je suis sur le pied de guerre. À sept heures dans la rue à la recherche d’un café ouvert. Heureusement la fac de Lettres de Besançon est encerclée par les débits de boisson. Outre qu’elle dispose d’une cave voutée gérée par le CROUS et par les étudiants qui l’avaient transformée en bouillon de culture et en salle de lecture.

Un matin du mois d’octobre 1970, je pousse la porte d’une salle située à l’arrière de la fac et je fais la connaissance d’une dame qui allait jouer un rôle important dans mes orientations-désorientations, Françoise P. Levy, la sœur de Therriy Lévy, qui avait été avec Badinter un des avocats de Buffet et Bontems dont l’exécution capitale aurait lieu deux années plus tard. François Lévy, mais également le criminologue Jean-Michel Bessette et d’autres, étaient de ces profs TGV qui faisaient la navette entre le Paris de l’après-68, Nanterre, Vincennes, et, comme leurs prédécesseurs les Mao Spontex, perfusaient toutes sortes de transgressions dans la place, au grand dam des mandarins locaux, qui ne pouvaient pas les voir en peinture et qui aujourd’hui les auraient qualifiés de judéo-gauchistes.

Agité par toutes sortes de transgressions dirigées contre les formes et images d’un pouvoir quand il est indu, je pris le parti des premiers contre les seconds, qui ne tardèrent pas à me repérer.

Bref, me voici tous les lundis matins un stylo à la main pendant que Françoise nous initie à toutes sortes de déconstructions et de remises en cause de l’espace urbain et de son organisation, partant de l’actualité pour nous aider à ne pas en être dupes et à la décrypter.

Ca ne s’arrêtait pas là. Françoise ne tarda pas à être suivie d’une cour d’admirateurs qui l’accompagnait en ville, partageait ses repas, l’invitait à des concerts ou à des fêtes. Et bien entendu la logeait. Ce qui déplaisait à pas mal de monde dans le département des sciences humaines. Le fait est que les leçons de Françoise ne s’arrêtaient pas au seuil des salles de cours et des amphis, ils s’éternisaient le jour et la nuit... Des leçons où elle nous amenait à questionner les fondements de notre consentement sexuel, sur le financement des agapes selon le principe du « qui gagne le plus, paie e plus » ainsi que sur la kyrielle de fausses évidences qui freinaient l’émancipation humaine. Si j’ajoute que je fis ami ami avec les deux tiers de mes condisciples philosophes et psychologues et que nous étions en pleine révolution permanente, on peut dire que j’étais tombé comme une mouche dans le lait pour le meilleur et pour le pire.

Tout cela jusqu’à ce qu’une bombe ne tombe sur le poil des Français le 9 novembre 1970 : Le Général de Gaulle, dit le Grand Charles, venait de lâcher la rampe à Colombey-les-Deux-Eglises. C’était la fin symbolique d’une ère. Celle du Conseil national de la Résistance, de la droite sociale et de la politique ´qui ne se faisait pas à la corbeille ´- Bien entendu nous n’en savions rien et j’avais match à Tavaux. Ou rendez-vous avec Annie, une future adjointe au Maire socialiste.

ll y eut surtout un 'Diable au pied de l’échelle', alias l’auteur du ‘Tropique du Cancer’ et de celui du Capricorne ; de la Crucifixion en rose, du ‘Colosse de Marouissi’ : Sacré nom de nom ; au diable Piantoni et Rivera, le Milan AC et l’Olympique de Marseille ! Ce que je voulais à présent, c’est écrire, sortir de moi des torrents de doute, de boue et de lumière, bref, troquer Eupalla, la muse du football pour les Italiens, contre du vécu, de la passion et du sexe, mince à la fin, je venais d’avoir le bac et j’étais puceau ; on allait voir ce qu’on allait voir...

De fait. Denis Buffard, Noël Vermot et moi sautons dans une 2CV-4X4 et remontons l’Allemagne pour gagner la Suède, le Paradis des grands blondes et des galipettes sous le soleil de minuit ; du moins le disait-on à l’époque. »

(A Suivre)

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