LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 66
MARS 1983 – L'APPARITION D'ÉDITH, SŒUR DE JUDITH, FILLE DE LILITH ; L'ATTIRANCE DU MAL POUR LE BIEN. - REGARDER LA MÉDUSE AU FOND DES YEUX ET PLONGER DANS UNE FAILLE ENTRE DOLE, STRESA ET FLORENCE... — CHRONIQUE À NE PAS METTRE ENTRE TOUTES LES MAINS.
Elle apparaît devant la cabine téléphonique de la Madeleine à quatre heures du matin. Elle m'a fait rencontrer ses copains défoncés au prétexte de parler de ´Par-delà le bien et le Mal’ de Nietzche. Elle doit se camer mais elle parle calmement, me fait découvrir Nirvana, elle est le contraire du capitaine aux yeux bleus, elle est sombre, ses cheveux sont emmêlés et hirsutes, très noirs ; elle a de beaux seins bien ronds, presque déplacés sur un corps plutôt gracile.
Malgré les Mariemontagnes, l'excès d'alcool, le manque de sommeil, la colère qui gronde en moi, je me donne, je m'enthousiasme, j'intercède, je suis dans la vie. C'est cette abondance, ce débordement, ce jus, mes allocutions, mes logomachies qui l'aimantent. Elle me regarde comme on regarde de derrière un chien aux reins puissants…
Elle - Édith, fille de Lilith - c'est une créature du "Pentateuque", une fille maudite et vénéneuse déguisée en succube, vous savez, ces démons avec des ailes et une queue qui viennent baiser les moines pendant leur sommeil…
Le fait est qu'elle m'apparaît entre le carnaval brésilien et Carte de Séjour et que nous entrons en fusion astrale au point de sauter dans un train, comme ça, au débotté !
Pour Dole d'abord (quel étrange moment dans la brume empesée de givre du côté du Canal Charles-Quint...).
Puis pour Stresa, cité de villégiature fantôme fondée pour les riches Anglais à la fin du XIXe siècle.
Descendons du train de nuit au feeling, marchons jusqu'au premier hôtel, un quatre étoiles. Nous glissons dans un lit de 4 X 3 morts de fatigue, l'estomac en bataille ; nous endormons.
Il ne neige pas sur le lac Majeur mais presque. Le spleen nous chasse en 24 heures. Un train pour Milan, vite ! Un autre vers le sud qui passe par Piacenza, Parma, Modena, Reggio-Emilia, Bologne, enfin Firenze, la ville des Médicis, de Dante et de Machiavel... Posons nos bagages : à peine de quoi se changer.
Prenons une douche.
Filons le long de la rive noble de l'Arno, celle qui conduit à la Galerie des Offices, plus loin à droite au Ponte Vecchio et au Palais Pitti. Sommes K.O : les murs parlent : ici Dostoievski, ici Stendhal, le syndrome nous guette à moins que cela ne soit le rut des incubes et la gueule de bois.
Je me réveille au lit.
Édith fixe fascinée mon pieu, ma queue, mon mât dressé.
Elle le manœuvre doucement, l'a glissé entre ses seins.
Pas pour le réduire à sa merci, pas pour lui faire cracher sa semence, plutôt pour comprendre ce que c'est et à quoi ça rime.
C'est les yeux mi-clos que je la surveille au cas où. A cet instant, je pense à la Méduse dont la tête tranchée pend au bout du bras du Persée de Cellini sous le célèbre portique.
Édith est un succube monté sur mon ventre avec sa queue et ses ailes mais son regard ne me tue pas, il est mangé par le vide de ses pupilles, d'une tristesse irrémédiable, tempérée par une douceur et des questions sans réponses : que signifie un sexe d'homme, ce doigt gras, ridicule enfantin puis martial, triomphant puis pitoyable, flasque et à demi mou ? Je feins quant à moi de dormir, se faire prendre pendant son sommeil, la gâterie suprême…
Sauf que je prends peur ! J'ai en tête Judith d'Holopherne tranchant la tête de Nabuchodonosor pendant son sommeil. Tête de méduse, tête de Nabucco au bout du bras de Judith, j’insiste pour qu’on sorte, point de Caravaggio ici.
Voilà que nous allons manger et boire. Je dévore une entrecôte à la florentine et vide une bouteille de "chianti gallo nero". À notre retour, les yeux désintégrés par la galerie des Offices et le Ponte Vecchio, Édith-Judith-Lilith boucle notre chambre à double tour et fait claquer un billet de 100 sur la table de chevet. Elle veut faire de moi sa putain, elle veut que je la prenne autant de fois qu'elle le voudra !
Me revient L'Empire des sens, le chef-d’œuvre du ciné nippon, la mort que les amants recherchent en ne pouvant plus arrêter de jouir. Je suis habité par le Chi, je me régénère anormalement mais elle ne jouit pas.
Me reviennent des souvenirs le long des rives de l'Arno avec mes parents en 1966, avec Marie trois ans plus tôt en calèche et ce cheval pommelé gris nommé Palissandre. Je ne veux pas le voir, ce canasson, je ne veux pas qu'il me voie cette nuit-là.
Cette nuit-là, justement, chaque fois que je me réveille, elle est accoudée en travers moi et flatte mon gros doigt, le cajole, le mordille, étudie ses réactions avec ses grands yeux noirs de Méduse curieusement privée de ses pouvoirs.
Petit à petit je prends peur. Je perds la boule. Qu'est-ce que je suis en train de faire ? J'ai bien envoyé une lettre au CA pour expliquer qu'un ami de Vérone au plus mal avait demandé à me voir, mais une semaine d'absence sans préavis c'était gonflé. Je me foutais pas mal du C.A., mais il y avait mes collègues, les actions en cours, les mardis de Palente et les concerts des Fox.
Le retour est lugubre, entre Mort à Venise et Sexus. Le succube matérialisé pour moi insiste encore et encore, pour me vider de ma semence. Le matin, le midi, le soir, sous un porche ou dans un lit, elle s'acharne. Nous le faisons dans un compartiment occupé par un couple de personnes âgées et un ecclésiastique, elle se couche en travers de moi et couvre sa tête avec mon manteau. Elle me la sort et la prend dans sa bouche. Mon sang afflue, je souris à la dame qui lit Epoca, une revue parlant des stars du cinéma et je rigole en épiant le curé et en me disant qu’il bande aussi. Comme j'ai appris à me retenir, nos amis ont le temps de me saluer et de descendre du train.
La suite est embarrassante, on risque la taule. Lilith me tire par le bras dans les toilettes, me défroque et m'installe sur la tinette. S'empale mais n'arrive pas à se dépêtrer de ses dessous. Je la soulève, la retourne, l'oblige â poser ses mains contre la paroi, je vais et je viens jusqu’à ce qu'on frappe à la porte.
La fin du voyage est une épreuve, regards en dessous, boule au ventre, nerfs à fleur de peau. Comme les mots que nous échangeons n'ont pas de sens, je déraisonne par écrit sur un carnet.
Question posée. En quoi Édith allait-elle se transformer demain ? En Judith tranchant mon sexe pendant mon sommeil, car j'étais le violeur chaldéen, l'ennemi du peuple juif et de ses filles ?
Ou bien alors en Édith B., hébétée par l’origine mâle du monde après avoir été violée enfant et qui enrageait de ne pouvoir aimer celui qui avait accepté d'être son putain ?
Arrivé dans l'aube glacée de Mouchard, je ne sais plus si c'est moi qui laisse la Edith en carafe ou si c'est elle qui rentre à Besac en stop sans me saluer.
Quand je suis de retour dans la Boucle, je me sens tout chose. La Méduse aux yeux perdus me faisait peur mais je ne la laisserai pas, complètement, tomber.
Mis à jour ( Vendredi, 22 Novembre 2024 12:57 )