PRINTEMPS 1983 – CARTE DE SÉJOUR AU LUX GRÂCE À LA MJ ET AUX ROCKERS DE BESAC, SUR FOND DE MINGUETTES ET DE FRONT NATIONAL, OU COMMENT LES ÉLUS DES ANCIENS CASTOR TENDENT UNE MAIN HÉSITANTE AUX MILITANTS DE L'ESCALE. RÉCIT ET ARRIÈRE-PLAN...

La guerre d'Algérie (de libération pour les Algériens, des événements pour les Français) a laissé des stigmates qui n'ont pas fini de rendre problématique l'assimilation mutuelle à la République prétendue libertaire, égalitaire et fraternel.

C'est ce que Morisi, celui qui était directeur à Palente, constate, lui qui tient l'Algérie près de son cœur depuis son séjour de deux ans à Oued Souf.

L'idée était de Patrick E., l'animateur quartier. Engagé dans une série de mesures d'insertion concernant les Hlm proches de la MJ, il s'inquiète des remous consécutifs aux incidents des Minguettes et de pas mal de "zones urbaines planifiées". Qui deviendraient des "zones éducatives planifiées" censées fonder les fameuses politiques de la ville. En fait des zones, comme on disait "la zone" pour parler des populations dangereuses qui habitaient au-delà des fortif's à Paname : aux petits blancs natifs les quartiers et les faubourgs ; aux prolos, aux métèques, aux étudiants sans le sou "les zones planifiées".

1983, c'était le vingt et unième anniversaire de la fin "déclarée" de la guerre d'Algérie. Guerre prolongée par les attentats de l'OAS dans une atmosphère de "retirada" des pieds noirs et des Harkis qui leur étaient restés fidèles. FLN contre harkis, OAS contre FLN, c’était le temps du désarroi de centaines de milliers de personnes déracinées en butte à l’hostilité des Français de la métropole qui se sentaient envahis par des gens, au drôle d'accent, au nom de qui leurs enfants étaient morts pour pas grand-chose...

Vu de Palente, lorsqu'on pensait à la cité de transit de l'Escale à quelques kilomètres de là, les chaouïs venus de Khenchela et leurs colocataires les Gitans, faisaient peine mais, bon, ils vivaient en clans et en tribu, une population inquiétante avec tous ces enfants qu'ils faisaient, des familles de 7, 8 garçons et filles qui traînaient toute la journée autour de baraques malsaines, parfois des délinquants…

La délinquance, l'insécurité, la haine attisée par Le P'Haine Père, un tortionnaire ; l'attitude ambiguë de la gauche avec sa politique des grands frères : c'est dans ce contexte que le CA se demande s'il faut valider la venue de Carte de Séjour, un groupe franco-arabe qui fait polémique depuis Lyon…

Besançon n'est pas Lyon. Planoise pas encore les Minguettes. Sauf qu’un nom fait peur, un patronyme qui claque entre Drakkar viking et Haka All Black, coup de hache dans les oreilles des sédentaires originaires du haut-Doubs ou de Haute-Saône.

Et puis c'est un fait, la Butte ´en recevait pas mal, il y a eu (ou allait y avoir) l'assassinat d'un patron de bar américain dans la rue de la Bibliothèque ("Chicago sur Doubs", titre 'Libé' tout en finesse), Une sale ambiance quand on apprend qu’un autre patron de bar bisontin organise des séances de tir à balles réelles sur une baraque à frites des hauts de Battant...

Le problème, c'est que Patrick E, Jean Louis D. et moi, nous ne connaissons pas les mêmes, de Hakkar. Nos potes s'appellent Amor, Lazare, Miloud, Hamid et ils font partie d'une branche de la famille plus que brillante, avec des nanas formidables qui deviendront profs, éducatrices et même candidates aux élections cantonales et législatives. Amor montera sa société de production de films et sera l'auteur de cinq longs métrages. Miloud, un numéro 10 de grande classe qui n'échouera à devenir professionnel que par malchance. Lazare est médecin, Hamid, un éducateur qui fondera Radio Sud, une fréquence toujours soutenue par le CSA.

Arrive la jour où les Athéniens s'athénirent. Carte de Séjour ou pas Carte de Séjour ?

Une partie du CA est pour, l'autre incite à la prudence, la troisième n'en pense pas moins : faire venir Carte de Séjour au Lux, c'est l'assurance de voir rappliquer une bande de racailles et les fachos ou des anciens de l'Algérie française. Et puis l'argent, Carte de Séjour n'est pas donné, il va y avoir des frais, des vols, des bagarres entre rockers et Arabes, publics qui ne se supportent pas...

Les tièdes tombent sur un os car j'ai la solution. Il ne faut pas faire venir un groupe de rock qui chante en arabe pour faire plaisir aux Arabes (dont la plupart n'écrivent pas l'arabe et parlent chaouï) mais les impliquer dans l'organisation, dans la promotion, dans la tenue de l'événement lui-même. Pour cela une solution. Passer une convention entre Radio Sud, une assoce subventionnée dans les règles, Rock à Besac en train de se constituer, et la MJC de Palente. Partage des tâches tripartite : un rocker, un "Radio Sud" et un "MJC" à tous les postes, du S.0. au bar, en passant par le guichet, les placiers, les gros bras devant la scène et les roadies. Sans oublier la caisse, ce qui fait tousser les blancs-blonds réticents.

Tout roule à merveille, il est convenu qu'on partagera les bénéfices s'il y en a. C'est le branle-bas de combat, tout le monde s'y colle. Fini les chicaïas rockers-rebeuhs. Surtout lorsque les bruit court que Trinit' et les Fox ouvriront le bal à 20 heures suivis des Dee Dee's à 21 h et de Carte de Séjour en bouquet final.

Mais il y a un hic ! Les fachos seraient prêts à faire une descente le soir du concert. Marcel, le président responsable, le vice-président choraliste et canoéiste, Madame l'architecte et les autres ne vivent plus. Ils imaginent un bain de sang au Lux.

Ils n'ont pas tort d'avoir peur mais la peur n'éloigne pas le danger et nous ne pouvons plus faire machine arrière. Nous faisons part de nos inquiétudes à la Préfecture et au Commissariat. On nous répond qu'il y aura les patrouilles habituelles du vendredi soir, mais que nous n'avions qu'à nous débrouiller avec nos amis bronzés… Furieux, je déclare haut et fort que je saurais témoigner s'il devait se produire quelque chose de fâcheux.

Le soir du concert tout le monde est sur le pont, les Arabes, les gens du quartier et l'armada des rockers, de leurs amis, de leurs groupies et des vieux gars fans de rock : Pedro, Condé, Schnaeb, les kinés, les psys, les infirmiers, les profs, les anars, les radios libres, les durillons de comptoir… C’est bien simple : le Chemin ds Loups d’Eddy Oudot est vide, ce soir-là !

Tout se passe comme dans un rêve philanthropique : les mômes de l'Escale se démènent sous les yeux des gens de la MJ qui ne les trouvent pas si moches que ça. Sur scène, Trinita, Mémèd, Post, Michou et Duduche à l'harmo, chauffent la salle sous les vivats des minettes de Radio Sud. Dans la foulée les Dee Dee's (Bottom, Blanco, Tronchet, Valenton) sont en forme, ils chassent la dentelle et insistent pour qu'on ne sorte pas la nuit. Bon, ça traîne et Rachid Taha s'énerve, il est 23 h 30 quand il entre en scène en hurlant contre l’organisation, ce qui lui vaut une dure réprimande des gars de Radio Sud qui lui rappellent que les organisateurs sont des potes, qu'on est cul et chemise et que ce ne sont pas des 'céfrans' â la gomme !

La soirée est un succès : 700 entrées payantes. Quand les gars des trois bandes, les blancs de la gauche catholo, les fadas du rock et les enfants des Aurès ont tout plié, tout rangé, tout balayé au coude à coude, est née une alliance que je me rappelle avec émotion car par la suite…

Nous allions jouer au foot ensemble à l’Escale, sauver la radio d’Hamid en organisant un concert mémorable avec les Coronados de Paris et ´Dr Dee ´, la fusion de nos Beatles et de nos Stones ! Mieux, nous allions devenir amis et complices, partir avec Amor et Lazare voir Platini au Stadio Communale de Turin et entreprendre un bout de chemin qui a perduré jusqu'au sauvetage-renaissance de Radio Sud en 2018 et mon actuelle qualité de conseiller de la rédaction depuis 2022 ! Alors, tas de pas-beaux : qui a dit que Hamid, Lazare, Amor, Miloud, Naïma, Bouzid, Sabaa, Fatima, Kamel et les autres étaient de moindre valeur que Jean-Pierre, Isabelle, Pablo, Elie ou Mario ? Pauvres minus, jamais vous ne pourrez éviter que vivent l'amitié, le faire-ensemble et la résistance aux saloperies !