LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 63
LA LÉGENDE DE LA RUE GAMA – DE 1976 AU DÉBUT DES ANNÉES 90, IL ÉTAIT UNE FOIS LA RUE PASTEUR...
On a fini par appeler le carré de bistrots de la rue Pasteur le triangle des Bermudes, mais surtout, grâce au prince des loufiats d'alors, "J.-F", la rue Gama.
La rue Gama c'était une pub pour lessive célèbre, une demi-minute de bonheur accordéonné où le peuple d'alors : le boucher, le garagiste, la fille toute belle et toute blanche pétulait de félicité purifiée par un détergent dont personne ne connaissait alors le contenu.
"Rue Gama, y'a le boucher tout taché... ".
Eh bien tenez-vous bien, rue Pasteur il y avait un boucher chez qui nous allions assortir nos casse-croutes et qui nous vit un matin lui commander deux mètres de boudin pour tremper dans notre café avant de partir au boulot.
Rue Gama, il n'y avait pas de garagiste mais une boulangerie où l’on allait chercher nos croissants par temps de nuit blanche, un antiquaire-brocanteur, une salle des ventes, une supérette, quatre bistrots plus deux magasins de fripes chic et une pharmacie : tout ce qu'il fallait pour se régaler, tout à portée de la main et pas cher. Et quand un gazier se faisait virer de chez René à coups de charbonnette, il se réfugiait au Yam's, qui allait être repris par le pote Jean Paul ; au Globe, où le personnel de la Mairie faisait ses pauses ; ou au Petit Vatel, dit le P'tit Vat par opposition au Grand Vat' qui trônait dans le dos des Nouvelles Galeries, place Saint-Pierre… Belle époque où la tournée des grands-ducs se faisait en deux centaines de mètres.
Dans ce périmètre, qui prit de l’importance dans les années 80, évoluait une faune ( rien de négatif, nous adorions les zoos humains et en faisions partie) qui consistait en une collection de personnages improbables, brochette de vainqueurs et de perdants magnifiques à faire pâlir Fallet, l’auteur du ´Beaujolais nouveau est arrivé’, et les Tontons Flingueurs, tribu au parler fleuri que n'aurait pas snobé Audiard, parmi lesquels des commerçants de la rue, les garnements du lycée Victor Hugo, la bande des post-babas plus ou moins kiné, psy, toubib, travailleurs sociaux mais également des universitaires hors-pair comme Claude Condé : bon dieu, pourquoi es-tu parti si tôt, Claude...
On y croisait surtout un journaliste légendaire. Languy dit l'Anguille, un vitrier suisse qu'on voyait partout Joël Atlan, un demi-sel poétique dessinateur de bd jamais publiées, enfant juif de bonne famille aluni rue Gama comme un roi mage. Dominique P., un autre voyou au grand cœur, monte-en-l'air à la George Darien.
Il y avait des membres de l’ex-Communauté de Bacchus, Grosminet, le frère d'Étienne Max qui travaillait comme surveillant au Foyer pour Adultes des Géraniums, avec Patrick H. que j'allais héberger à Saint-Ferjeux, et avec Dédé M., éducateur-spé qui deviendrait un des grands spécialistes de l'art contemporain en Afrique. On y croisait Amor Hakkar, qui travaillait dans le social mais deviendrait cinéaste, avec 6 très beaux longs-métrages dont "La Maison Jaune", un chef-d'œuvre à l'italienne.
Chez René, c'était une noria de gens qui passaient et donnaient des nouvelles, une agora, un ´hub’ dirait-on aujourd’hui : le point rencontre, l'endroit où l'on pouvait savoir si quelqu'un s'était marié ou était mort.
Comme partout en France et ailleurs ?
Pas vraiment. Si l'on prend la scène ´Rock à Besac’ (chanson écrite par Pascal Schnaeblé), c'est autour de Chez Lad' (le nom du restau avant que René, un ancien légionnaire, ne le reprenne) qu'un public s'est créé. Gilles Trinita en parle dans une itw donnée à Radio-Sud, Claude Condé, qui l'avait embauché dans son labo à la fac, était comme un père pour lui. Même rôle tutélaire pour le formidable et cocasse auteur du mythique "Lavomatic Love" dont une strophe est toujours taboue.
C'est une bande de tontons déjà dans la vie active qui avaient adopté les punk-rockers bacheliers de Victor-Hugo et qui les suivaient à tous leurs concerts, dans les bistrots de la ville mais également au Lux et en déplacement.
Un apéro chez René, le midi mais surtout le soir, c'était une avalanche de blancs-casse et de petits rosés, de demi-pression et de pousse-au-crime divers.
Je me crois à peine quand j'y repense, mais nous ne nous en sortions pas à moins de quatre ou cinq tournées de Pont avant d'aller manger au Cyrano, chez Michel Encarnaçao, ex-serveur du Commerce, qui accueillait les artistes et leur faisait des prix ; demandez à la bande du CDN du temps de Denis LLorca et de Lagarce. À la cour de la Lola Semonin, gang de comédiens troisième degré et musicos capricants.
Que de figures !
De Totor, le tout petit fort des Halles du P'tit Vat… à Pierrot, un embrouilleur de première qui bossait dans les assurances.
De Pedro, dermato libanais qui habitait à quelques centaines de mètres et consultait gratos dans le couloir… En passant par une armada de nanas de tous les âges, au point que nous étions autant de mecs que de filles dans ce rade enfumé, car bon dieu : comment faisons-nous pour survivre à la tabagie qui finissait par réduire la visibilité à quelques mètres… Et quand René faisait les gros yeux et - avec l'aide de Michou puis de J.F. - fichait tout le monde à la rue, on allongeait trois pas et on poursuivait l'apéro à la bière et à la zik au Yam's ou au P’tit Vat’ ; surtout au début des années 90, quand toute la rue appartenait à l'armée des potes… Ah, il s'en faisait du mouron, le Javert du commissariat de la ville, un obsessionnel pervers qui devint un graveur émérite !
Morisi ? Rongé de l'intérieur par les nouvelles du capitaine qui avait accouché d'une petite Alice Eîko Assiah et qui – elle me le disait dans une lettre – se privait de manger pour acheter les biberons de sa fille… La vie de bâton de chaise, le temps investi avec passion pour les Fox, les premiers matchs de foot avec l'Escale, la dalle en pente qui conduit au délirium : comme le chantait Azaavour quinze ans plus tôt, les parois de la vie sont lisses et il arrive que nous glissions..."
Mis à jour ( Dimanche, 17 Novembre 2024 11:01 )