LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 56
Juin 1981 ou Comment Morisi remplit une lettre de motivation qui va le lancer dans une nouvelle carrière, la direction de MJC, pendant que Marie se pose beaucoup de questions...
Tout est venu de Daniel H, l'homme qui me fit connaître le théâtre, me transforma en metteur en scène intérimaire, me fit rencontrer Catherine Sauvage et le Grand Magic Circus, avant de m'initier aux nuits blanches qu'il fallait conclure par le fameux "M. Richard, un dernier pour la route", au Fouquet's rue des Granges chez José. "Mario, que penserais-tu de devenir directeur de MJ, tu en as le profil, le caractère et toutes les qualités, si je l'ai fait moi, rien ne t'empêche d'essayer. Les sélections ont lieu à la fin du mois. Tu veux que je m'en occupe ?"
C'est aussi simple que ça, ma fameuse théorie des ombilics, ces liens nourriciers qui fonctionnent comme des dominos : ombilic de la balle, ombilic des Beatles, ombilic de la Botte, des Livres, du Nord, du Maghreb ; du Peuple en l'occurrence.
Du peuple puisque la fédération française des Maisons de jeunes et de la culture, fédération d'obédience communiste, militait dans le secteur de l'éducation populaire, en concurrence avec Léo Lagrange et les JOC, pour éviter que la jeunesse nationale ne retombe dans le giron fasciste comme ce fut le cas pour les jeunesses hitlérienne, les Balilla de Mussolini et sous Pétain.
Le premier pas, je le fais à Dijon où je me fends, dans les conditions d'un examen, d'un texte de motivation. Soyons honnête, c'est un exercice de style, avant que Daniel ne me briefe, je ne savais rien du mouvement des MJC. Mais comme il m'en a convaincu, je suis fils d'ouvriers, né dans une banlieue pauvre, formé par l'école gratuite et obligatoire, diplômé, avec une expérience de prof, une connaissance des populations maghrébines, détenteur d'un DEES : qui plus que moi serait fait pour l'animation globale et l'éducation populaire ?
Lorsque je reçois un courrier de la FFMJC m'annonçant que je suis sélectionné parmi les 150 impétrants qui devront en découdre dans une MJC de Mons-en-Barœul, je suis flatté mais embarrassé, que va penser Marie qui s'est habituée à son boulot d'éducatrice et qui se demande si on ne devrait pas poursuivre dans cette voie et entrer dans un IFES.C'est le vide complet quand j'essaie de me remémorer la façon dont je me rends dans ce centre de sélection, je navigue à vue, je salue les gens que je croise, des socio-culs barbus, 'lunettus', 'barvardus' qui semblent tous se connaître. Mais que diable fouté-je là au milieu ?
Les épreuves prévues étaient au nombre de trois, si ma mémoire ne m’abuse : une étude de cas où il fallait analyser les données socio-culturelles et économiques pour proposer un plan de développement sur trois ans ; une épreuve dite de psychologie sociale où une demi douzaine de professionnels de la profession vous observaient lors d'une simulation de débat avec vos concurrents et néanmoins camarades ; enfin un oral où vous deviez faire face au feu croisé des des critiques d'un trio d'examinateurs : un directeur de MJ, un membre de la fédération et un représentant des collectivités territoriales.
C'est en attendant dans la cour après un déjeuner pour adulte (avec vin rouge) que je fais la connaissance d'un barbu dégarni frisé au magnifique accent marseillais-un poil pied noir. Il s'appelle Yves et il va changer ma vie mais chut...
Yves L. est le fils d'un ouvrier Sicilien et d'une assistante sociale espagnole. Ils ont traversé la Méditerranée en 1962 mais ce sont des gens de gauche. Yves est percussionniste, il a fait partie du premier groupe de musique brésilienne formée autour de Nicia, une légende de l'endroit. Il a passé son BAFA et il travaille comme animateur socio-culturel à la MJC de la Corderie, ou quelque part en Provence, je ne sais plus. Sélectionné grâce à sa lettre de motivation, il croit dur comme fer à une promotion.
On s'entend tout de suite à merveille : l'ombilic de la botte, l'ombilic du peuple, l'ombilic de Marseille grâce à mes premiers pas à Berre et à l'OM, cela va sans dire.
Les épreuves se déroulent sur deux jours. Sous des dehors chaleureux et dans une ambiance confraternelle, il y a beaucoup de tension. Comme depuis tout petit, je suis noyé dans un monde inconnu, au milieu de gens qui ont l'air de se connaître. Qu'est-ce que je fiche là au milieu ?
Ma formation universitaire et mon appétit pour les choses complexes me servent dans l'étude de cas. Un régal de découvrir la cinquantaine de pages de descriptif d'une MJC de banlieue pour laquelle on doit imaginer un plan de développement et d'animation globale.
Là où ça se gâte, c'est quand il faut chiffrer, proposer des investissements, évaluer les dépenses courantes et établir un prévisionnel. Daniel m'a briefé mais les chiffres et moi, c'est le mariage du zèbre et de la truite.
La séance de psycho-socio et de dynamique de groupe est jouissive et répugnante. Six examinateurs, assis autour de tables dressées en H, nous matent en train de lutter pour la suprématie lors d'un débat tiré au sort. Je laisse les cadors, les meneurs, les expérimentés se découvrir et faire montre de leur aptitude à contrôler la controverse, avant de leur tomber sur le poil à la moindre imprécision : rebonds, évitement, attaque frontale, leurres, détournements : un vrai salaud, tout ce que je sais faire mais que je ne fais jamais, accompagné d'une plaisanterie, d'un sourire, d'une invitation à jouer ; car on joue n'est-ce pas ? Puis au moment de la synthèse, retour à la froideur et à l'analyse, à l'autocritique aussi ; les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît. On sort bras dessus bras dessous avec Yves qui s'en est tiré avec les honneurs.
Je passe une mauvaise nuit. Je suis hypertendu, je me réveille en hurlant. Yves me demande si ça va : pas de problème, j'ai fait un cauchemar.
Tout se joue le lendemain devant les professionnels de la profession. Nous poirotons dans la cour en faisant connaissance. Nous comparons les centres de Remis, de Paris et de Rennes où 45 heureux élus sur 150 devront suivre une année de formation avant de se voir décerner un Diplôme d'aptitude à la direction de MJC équivalent à Bac + 4, ce qui est considérable pour les animateurs de base.
Lorsque je m'assois devant la triplette des examinateurs, je ne me donne pas une chance d'être pris pour la bonne raison que j'ai fait l'impasse sur la partie gestion-compta de l'étude de cas. Le représentant des collectivités attaque bille en tête : mon analyse des besoins de ma MJC est excellente, mais comment pourra-t-on s’en servir si je suis incapable de compter et de chiffrer ?
Les sourires de la directrice qui fait partie du trio me stimule, je crois y deviner de la sympathie.
Je lance le grand bluff. Comme mon dossier le met en évidence, j'ai été prof à l'étranger, j'entraîne une équipe de foot et j'ai une maîtrise de philo. Si je dois devenir directeur d'une structure dotée d'un budget de plusieurs millions de francs, employant une dizaine de permanents et une flopée de vacataires, il va de soi que je m'entourerai d'un expert-comptable et de gens compétents, le temps d’acquérir les bases. Faire semblant de connaître le prix des tatamis de judo alors qu’on a appris le plan comptable avant de venir, ça n’était pas sérieux.
On me dit merci, c'est dommage et je sors accueilli par Yves qui vient de passer son oral dans la salle voisine.
C'est en train de banlieue que mon nouvel ami et moi gagnons la gare de Lyon d'où son TGV part une heure après le mien.
C'est alors qu'il se passe quelque chose d’improbable. Laissant ma place pour siffler une mousse au bar, je reconnais la directrice de MJ du jury, elle lève la tête, elle me sourit et, sortant une chemise de son sac, me dit : "Vous étiez à Mons-en-Barœul, n'est-ce pas ? Attendez une seconde, voilà... C’est Morisi, c’est ça ? Bonne nouvelle, mon ami, vous avez été retenu !"
Je m'accroche à son siège ; - Je rêve, vous me faits une farce ? Et mon ami Yves L, vous pouvez me dire s'il est pris lui-aussi ?...
- La Barbera ? C’est votre jour de chance, il fait partie des 38 que nous avons retenus. »
Les deux heures de TGV qui suivent me paraissent longues, très longues. Arrivé à Sampans, je bouscule ma mère et mon père et je compose le numéro de la mère d'Yves qui ne comprend rien à ce que je lui dis : « Je suis Mario, un ami de votre fils, on vient de passer le concours, dites-lui qu'il a réussi, que j'ai réussi et que c'est formidable... »
La pauvre ne comprend pas, comment pourrais-je avoir les résultats aussi tôt...
J'en suis encore ému, Yves et moi passerons neuf mois ensemble à Rennes, deviendrons amis : il viendra de nombreuses fois à Sampans, à Besançon, en Italie et à Paris. De sorte qu’un mois de juillet des temps à venir, il m'inviterait à visiter la fille d'un grand écrivain anglais, rendant possible la rencontre avec la mère de tous mes enfants, mais ceci est une autre histoire, puisqu'il allait me falloir survivre à la traversée des Mariemontagnes...
Mis à jour ( Dimanche, 27 Octobre 2024 15:56 )