LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L 08
09 - De l’amour à l’obsession, puis 68...
A la rentrée des classes 1965, il ne restait plus grand-chose du gamin prometteur à qui l'on avait fait sauter une classe dans le primaire. Rattrapé par l’ambiance compassée d’un collège bourgeois de province où l’on jetait les bases de son avenir, l’élève Morisi était passé de garçon doué pour les études à presque cancre et à garnement accumulant les mauvaises notes dans les matières enseignées par des professeurs qui m’étaient antipathiques voire hostiles à première vue, et il y en eut quelques uns...
Mauvais en allemand première langue, je devins excellent en anglais deuxième langue grâce aux Beatles. Nul en math, j’étais brillant en histoire-géo, matière qui me passionnait. Résultats des courses après une sixième, une cinquième, une quatrième réussies pour quelques décimales, j'écope d'un redoublement de la troisième pour raison disciplinaire et à un échec au Brevet primaire d’Études secondaire pour lequel je n’avais pas passé plus d’une semaine à réviser. Furibard Jean Morisi prend une décision historique. Il ne « bosse pas comme un nègre » pour avoir un bon-à-rien de fils qui ne pense qu’à jouer au football. Il se saisit de mon vélo, le confisque et l'accroche dans le grenier avec interdiction d'y toucher jusqu'à passage dans la classe supérieure et obtention du Brevet.
Il n'avait pas tort. Mon amour pour le ballon rond était devenu une obsession. Je ne pensais plus qu’à lui et qu'à ça. Lorsque je ne jouais pas dans les équipes de jeunes du FC Dole, dont l'équipe fanion évoluait entre la promotion d’honneur et l’honneur, c’est-à-dire au meilleur niveau amateur avant la CFA des professionnels dits 'marron'... je passais mes soirées à découper des silhouettes de joueurs illustres et à les coller sur maints cahiers avec des commentaires qui s’inspiraient des articles de L’Équipe, de France-Foot ou du Miroir du Foot. Pis !
Installé dans ma chambrette du premier étage le long de la N-5, je me mis en tête de dessiner tous les joueurs des meilleurs clubs d’Europe, de les colorier et de les faire s’affronter en une coupe du monde toute personnelle que j'organisais en lançant des dés. Journaliste imaginaire, je racontais mes matchs avec enthousiasme au lieu de préparer mon brevet et mon avenir.
Le soir avant de m’endormir c’était même pire je fermais mon transistor et je m’imaginais entrant sur la pelouse de San Siro où Papa nous avait emmener en 1962 pour voir un match du Milan AC de mon héro Gianni Rivera contre les rouge et blanc rayés de Lanerossi Vicenza. Attention, pas dans une rêverie approximative ! En détail avec Ghezzi, Maldini, Trapattoni, Altafini, Mora, Morisi... dans la composition du 22 mai 1963 lorsque les rossoneri, ma nouvelle équipe de cœur, avait battu Eusebio, Coluna, Torres, Simoes et compagnie, les champions d’Europe en titre portugais du Benfica, match que j’avais vu devant la vitrine de chez Charnault, le vendeur d’électroménager de la rue des Arènes, au lieu d’être en cours de physique chimie...
Une obsession ne vient jamais de nulle part, elle a des fondements. Mon rêve de fouler la pelouse de San Siro, du stade Bonal ou du Parc des Princes n’était pas si absurde que ça. Au Patro SNCF, avec les petits, puis avec les grands, j’inscrivais de cinq à sept buts par match. Avec les débutants, qu’on appelait pupilles à l’époque, je compensais un physique de souris par une habileté à manier le ballon qui se remarquait. Au point que je devins, avec Cosotti, Moreno, Euvrard et Fillère, une des vedettes d’une équipe qui ne perdit le titre Minimes que contre le RCFC Besançon et le FC Sochaux. Année au terme de laquelle je remportai la phase départementale du concours du plus jeune footballeur et me fis voler en finale, le jury me pénalisant de 20 ponts parce que j’avais tiré mes 10 pénaltys en commençant par le pied gauche, contrairement aux indications.
Tout cela est risible, ceux qui sont devenus de vrais bons et grands joueurs ne seront pas impressionnés par ces prouesses infantiles. N’en reste pas moins que je saute aux yeux des observateurs. Pied droit, pied gauche, activité inlassable, jeu court, jeu long, transversales, frappe de balle notoire, vision du jeu, déviations de l'extérieur du pied, passes en aveugle, feintes de corps, petits et grands ponts : me voilà classé parmi les espoirs locaux puis régionaux.
A 16 ans, je suis titulaire avec l’équipe des moins de 19 de Tavaux qui perd le titre d’un point contre Sochaux mais qui les ridiculise 3 à 0 à Bonal avant un Sochaux-Saint Etienne qui avait attiré les foules : but de Morisi à la 39e minute, amorti de la poitrine sur un centre de la gauche, reprise en demi-volée de l’extérieur et ficelle !
De fil en aiguille, je brille en sélection du Jura où je fais la rencontre de cinq gamins aussi doués que moi au point que nous fûmes sélectionnés en équipe de Franche Comté des moins de 17. Une rencontre qui nous amènera à former une équipe de tournoi de sixte qui remporta six tournois Séniors en éliminant des joueurs de CFA et même les Pros de Strasbourg, attirant des centaines de spectateurs venus voir les « gamins de la Savine » et leur maillot de la Fiorentina floqué du lion comtois par mon adorable maman...
L’obsession devint folle. Je passe la moindre minute libre à jongler, y compris les yeux bandés, y compris avec des citrons ! A prendre des boites de conserve pour cible, à effectuer des slaloms des deux pieds, sans regarder la balle, entre une série d’obstacles que je plaçais dans tous les sens pour rendre l'exercice plus difficile.
Il y avait le problème du physique. Avant le stage de sélection à Dijon, quinze jours de préparation sous la direction d’entraîneurs nationaux, je mesurais 1 m 68 pour 67 kilos, mais avec les bons repas de ma mère, les séances d’entraînement avec les Séniors de Dole puis de Tavaux, je passe à 1m76 pour 63 kilos, arborant une maigreur qui effraie mes parents.
Avec la sélection de Franche Comté, je fréquente Jacques Santini, qui fera partie de l’aventure des Verts et entraînera l’équipe de France, ainsi que mon compère jurassien Christian Mayet qui jouera à Nancy avec Michel Platini. Hélas, au moment où je décolle, je me "fais" les croisés et ne peux participer au stage de l’équipe de France des moins de 17 ans.
Sélection nationale ou pas, notre docteur de famille me plâtre et je reste trois mois sans jouer, déjà heureux que les sélectionneurs ne m’aient pas oublié au printemps suivant.
Je passe sur l’épisode qui me vaut d’être collé un dimanche le jour du match Aller contre le Lyonnais de Bernard Lacombe, match nul à Lons le Saunier. Heureusement je joue le retour en milieu de terrain et je flambe, mon nom apparaissant 'en gras' sur l’Equipe, ce qui n'empêche pas le Lyonnais et Lacombe (trois buts) de nous éliminer 4 à 2 : pénalty et but décisif dans les dernières minutes.
C’est à cette époque que j’ai fait la connaissance d’un homme épatant qui a pour nom André Strappe, l’ancienne star du LOSC plusieurs fois vainqueur de la coupe, du championnat et international français. Un fils de mineur né en 1939 à Bully-les-Mines dans le Pas de Calais. "Dédé", un saint laïque qui venait de Bastia et avait gagné une dernière coupe de France avec le Havre contre Sochaux, match vu au restaurant de la Promenade quelques années plus tôt, Dédé, disais-je, révolutionna ma façon de jouer et de voir le jeu. Coach de toutes les équipes du club, il arrivait le jeudi à 8 heures du matin pour s’occuper des débutants et finissait à la nuit avec l’équipe première qui évoluait en CFA, le National d’alors. Inutile de dire que je le buvais des yeux et que j’avais plus d’estime et d’attention pour lui que pour mes profs de maths, d’allemand et de sciences naturelles. De stade en stade, je passai ainsi de l’enfance à l’adolescence, lorsque les trompettes de l’apocalypse soixante-huitard retentirent, une mise à l’épreuve de mes rêves de gloire footballistique et de ma relation au pouvoir et aux adultes qui le détenaient, même dans le vestiaire des équipes de foot...
(A suivre)
Mis à jour ( Vendredi, 26 Avril 2024 16:41 )