LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L 06
7. DE LA GUERRE DES GAULES A BLEK LE ROC
Lorsque j’entre en sixième au Collège de l’Arc, j’ignore que le capitalisme est en train d’inventer la jeunesse et le fossé des générations. Ayant sauté une classe, je suis le plus jeune d’une classe dite AB où les enfants de notables sont prédominants. Au programme français, latin, allemand, histoire géo, mathématique et sciences naturelles. Le grec ? Désolé, je n’ai que deux bras et un dos, le dos soutient mon cartable, la main gauche l’énorme dictionnaire Gaffiot de latin et la droite, mon inséparable ballon, qu’on me prie bien vite de laisser à la maison.
Le choc est violent. Habitué à mes instituteurs, je me retrouve sous la coupe d’une brochette de professeurs souvent cocasses. La femme du proviseur en français et en latin, un ancien militaire en Allemand, un communiste énergique en histoire-géo, un adjudant aboyeur en sport, bref, le courant passe mal.
Les locaux du Collège de l’Arc ont appartenu aux jésuites et jouxtent le collège privé voisin. Les salles de classe sont vastes et poussiéreuses. Lorsqu’on traverse la rue du Collège pour se rendre en étude ou chez le proviseur, on est pris par la très ancienne atmosphère ecclésiastique.
Je suis mal à l’aise dès les premiers jours. Je n’ai aucune sympathie pour les prétentieux et les fayots et je me tourne vers les B-2, des matheux qui a l’époque n’avaient pas la cote. Parmi eux quelques joyeux drilles dont Etienne Guilleminot qui restera mon ami pendant de longues années. Bourdieu n’est pas connu mais il aurait pu me prendre comme sujet d’étude...
L’habitus de mes camarades de classe me niffe. Je leur laisse le latin, les maths et la physique et je leur dame le pion en récitation, en dessin et dans les sports de ballon... Pour le catéchisme, qu’ils aillent voir ailleurs, il n’y a pas de grenouille de bénitier dans la famille : on a fait 1936, on est anticlérical et antifasciste, on ne fricolte pas avec les curés.
Heureusement il y a la récréation de 10 heures où se jouent des parties acharnées de ballon. Il s’agit d’une vraie sélection, puisque seules deux équipes de 6 joueurs occupent la cour bétonnée du Collège. Les matheux contre les lettreux, je crois, sous les encouragements des autres élèves.Au collège, il y a un gars qui s’appelle Maurice et qui est un athlète incroyable, une sorte de Mbappé blanc qui remporte toutes les courses du 100 mètres au cross-country. Son protégé s’appelle Alibelli, un Corse qui joue les parties de 10 heures grâce à Maurice.
Je deviens pote avec Maurice. En étude surveillée, on joue à "L’Homme du XXe siècle", un quiz télévisé où l’on vous posait des questions sur l’histoire, la géographie, les livres, le sport.
Maurice est supporter d’Anderlecht et de l’avant-centre belge Paul Van Himst. Je suis supporter de Milan et du Milanais Gianni Rivera. On aime bien Eusebio et bien sûr Edson Arantès do Nascimento dit Pelé.
En sixième et en cinquième, je ronge mon frein, je joue bien au ballon, « je la tripote », mais je suis trop petit, trop léger pour jouer le six-contre-six du midi. Alibelli, qui m’a pris en grippe, me traite de « petit joueur de parade ». Il lui en cuira, je fais mon entrée en sélection et il en fait les frais. Maurice me veut dans son équipe. Je joue en Pupilles au FC Dole et tout le monde me remarque.. Et puis je viens de remporter les Concours du plus jeune footballeur, alors... Les versions latines, les 4/20 en maths, les coups de règle sur les doigts, l’inimitié des fils-à-papa, les arrivées en nage et en retard à la reprise des cours, je ne me fais pas que des amis parmi les profs qui m’accusent d’être doué mais dissipé, tête en l'air, fantaisiste, voir impertinent. Je me venge en devenant un boute-en-train et un semeur de pagaille. Doué, je me contentais de franchir la barre des 10/20 au troisième trimestre, histoire de ne pas redoubler et de rassurer mes parents. Côté lectures, je suis victime de mon époque. Dans les 60’s on voit se creuser le fossé des générations et l’on invente une nouvelle classe sociale : celle des « teens », les gamins âgés de 13 à 19 ans à qui l’on propose de nouvelles pratiques, une allure vestimentaire et des magazines illustrés : 'Dick L’Intrépide', 'Le journal de Mickey', 'Spirou' et bientôt 'Pilote'. Ca n’est pas nouveau, ma mère et ma grand-mère lisaient 'Zig et Puce', 'Bicot' ou 'Bécassine', mais la mode devient une manie et les illustrés devenus bandes dessinées envahissent les cours de récré et les chambrettes. De manière que je fais mon apprentissage de la lecture grâce à l’école publique, gratuite et obligatoire, aux livres d’histoire de l’Antiquité ; à France Football bien sûr ; mais également à "Akim", "Blek le Roc", "Pim Pam Poum", "Fox et Croa", et top du top, aux Pieds Nickelés, à Popeye et à Tartine Mariole, mes favoris loin devant Bibi Fricotin et Tintin que je trouvais trop propres et trop plats. C’est à ce moment là, lorsque nous quittons Dole pour nous installer dans « notre maison » à 6 km de là, que je me mets à écouter la radio le soir, et que je découvre, grâce à Sam Bernett et au Capitaine Rosco, les Animals, les Beatles, les Stones, les Kinks et un enfer de merveilles sonores dont je me délecte la tête enfouie sous l’oreiller pour que mon père n'ait pas vent de l'affaire. Mettre quelques sous de côté et acheter mon premier 45 tours 4 titres fut indubitablement un premier acte de désobéissance filiale. Nom de l’objet du délit : "Rock’n’Roll Music" des Beatles, avec "I’m a Loser", "No Reply" et "Roll over Beethoven"...
Ce qui ne m’empêchait pas de dévorer des livres sur l’Antiquité égyptienne, les contes et légendes du monde et "La Guerre du Feu" de Rosny l'Aîné, mon premier vrai livre lu de bout en bout si l'on exclut la Bibliothèque Verte et une tripotée de Jules Verne.... (A Suivre)
8. L’OAS, DALLAS. LA GUERRE FROIDE : UN EVEIL PRECIPITE
Les années qui ont suivi mon accession à l’âge de raison (sept ans à l’époque) et mon adolescence avaient été passionnantes. Voyages aux cinq coins de l’hexagone, port d’attache dans la région parisienne, entrée à la grande école, une famille vivace, une mère intelligente, un oncle et une tante au soutien, des grands-mères attachantes et bientôt l’installation dans une grande maison à nous dont j’entendais parler comme une obsession depuis mon plus jeune âge : hélas nous n’avions que 2 millions d’économie quand il en fallait 2 et demi, 2 et demi quand il en fallait 3, etc.
Papa avait commencé dans l’isolation thermique dans l’immédiat après-guerre. Doué de ses mains, courageux quand il ne courait pas la prétentaine (mon papa ne s’est pas ennuyé avant de rencontrer maman dans un bal du dimanche), « Jean » avait couru les déplacements et était devenu chef d’équipe à l’Isolation, une société parisienne de calorifuge et de frigorifuge qui courait le contrat dans le secteur des chantiers navals et de la pétrochimie. Les boulots en déplacement étant mieux payés et comprenant les frais de logement et de panier, papa s’était investi au risque de sa santé et était devenu « chef de chantier » à la plus grande satisfaction de Mme Guillaumoux, la patronne parisienne, et d’un duo de directeurs qui marquerait mon adolescence, M. Bohard, le petit gros, et M. Bibard, le grand échalas qui venaient manger à la maison tous les mois, la cuisine de maman, un cordon bleu d’après eux,les ravissant davantage que la tambouille des restaurants de l’Avenue ou de la Promenade, aux abords de l’usine Solvay de Tavaux.
C’est en m’assoyant à table avec eux que je posai les bases de ma culture politique et que je me glissai dans les coulisses des temps nouveaux. Bohard et Bibard lisaient le Canard enchaîné, Papa avait France Soir, la radio et sa culture ouvrière de gauche et Maman n’hésitait pas à commenter du haut de son BE, l’équivalent du bac pour les gens du commun dans l’après-guerre. C’est lors des dîners que prenait papa avec ses directeurs que j’entendis parler de l’OAS, de l’Affaire Markovicz, de la guerre froide et bien entendu de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas, dont il se disait qu’il avait été commandité par les Russes, ou par l’extrême droite républicaine... ou par la Mafia.
Ce statut de fils unique invité à la table des adultes me donna l’occasion de me faire valoir en dehors des heures de colle, des terrains de foot et des journées que je passais à dessiner, à peindre et à écouter du rock’n’roll (j’en vins même, les jours de pluie, à créer des émissions de radio sur mon magnétophone à bande : 45 tours rock, présentation des actus et commentaires sur les parties de foot que j’organisais avec des figurines dessinées par mes soins et des dés...).
Rétrospectivement, ce monde des grands me fit peur. Nous avions acheté une télévision depuis peu quand un type en noir et blanc était venu annoncer - aux alentours de 20 heures - l'assassinat du président américain. C’est bien simple, la guerre froide que se livraient les prétendus Alliés et le bloc de l’Est allait se transformer en guerre nucléaire et en fin du monde si l’on apprenait que les Soviétiques étaient derrière tout ça.
A casa, c'était Tuttosport et Politica ! Papa se disait communiste, il détestait les capitalistes, les béni-oui-oui et les curés. Privé du droit de vote puisqu’il était resté italien et qu'il était soumis à un permis de séjour, il pestait contre les Français qui avaient hissé De Gaulle, un dictateur, au pouvoir. Maman était de gauche, elle se mit à voter socialiste, puis NPA et Front de Gauche, lorsque le droit de s’exprimer fut accordé aux femmes dont on craignait qu’elles votent comme leur mari ou selon les indications de leur directeur de conscience, souvent un curé. Maman, non, elle était belle, sensible, indépendante d’esprit et elle ne comprenait ni le racisme ni les inégalités sociales.
Mais notre famille n’était pas une extension d’une cellule du PC. Dans un pays communiste, Papa aurait été coffré pour anarchisme et insoumission. Maman n’avait aucune sympathie pour Staline. Ma tante Lucie, la sœur de papa, était une syndicaliste acharnée à la GEFCO mais elle se méfiait des politiciens, mon oncle un chef d’atelier modéré qui travaillait chez Dassault. Ma grand-mère maternelle Yvonne : une gaulliste qui lisait "L’Aurore". Le reste da la famille laissait courir, à l’exception de Lazzaro, mon grand-père, qui avait collé une rouste aux fascistes de sa montagne avant de s’exiler en France avec mon papa âgé d'un an et demi et ma tente dans le ventre de nonna Maria...
Conséquence de cet enchevêtrement de facteurs : à 13 ans, j’avais un vécu plus marqué que celui mes camarades d’école et de ballon et -Parigot, Macaroni, rebelle et créatif quoique excellent camarade, j’avais du mal à ne pas me faire remarquer......
Si l’ennui, comme je l’ai lu quelque part, vient du fait qu’on est seul avec soi même et qu’on n'a rien à se dire, je ne risquais pas d’y succomber...
(À suivre)
Mis à jour ( Dimanche, 21 Avril 2024 15:37 )