5. DE LA CASERNE DES POMPIERS A LA GUERRE D'ALGERIE...

"Me voilà donc Jurassien. Ayant quitté un logement ouvrier situé près du Château Loiseau à Tavaux-Village, nous voici installés au 38 de la rue des Arènes à Dole. Cela fait un drôle d’effet, nous habitons maman, papa et moi dans un trois pièces donnant du premier étage sur une rue du centre où se déroule tous les printemps un superbe Corso Fleuri. On doit être en 1959 et tout roule à l’école puisqu’on me fait sauter une classe. Me voici avec les grands du CM1 de l’école Pointelin où je rencontre un instituteur formidable, M. Bruyard, qui est par ailleurs un supporter de foot. Il prend en amitié ma différence et je l’adore. C'est à lui qu'iront toujours mes premiers remerciements pour ce que deviendra ma vie...

Il y a le CM1 et le CM2 mais surtout le couloir du bas où j’organise des compétitions olympiques de saut en longueur et de tripla-saut (avec une craie, un double mètre, un carnet et un stylo) ; le lit de ma chambrette où je multiplie les reprises de volée acrobatiques avec une balle de tennis : mais surtout le terrain de hand de la caserne des pompiers où une quinzaine d’ados mal famés (la rue Chifflot voisine aurait inspiré Emile Zola...) disputaient des parties de foot endiablées quand ils mettent la main sur un ballon.

Or il se trouve que mon oncle, à qui je dois tant de choses - salut Tonton, je ne t’ai pas oublié - vient de m’en offrir un. Un tout neuf. En cuir beige ou marron clair - le temps estompe les couleurs. Avec une chambre à air...

Jacques Généreux, économiste et penseur... résume le phénomène dans un de ses essais. La société doit fonctionner sur le modèle d’une partie de ballon. Un enfant se voit offrir une balle. Il la manie, il la caresse, il la fait rouler contre son ventre, puis il la lâche, elle rebondit, bien ou mal, il se confronte à ses caprices. Seul à la maison avec son ballon, l’enfant cherche un camarade avec qui le partager. Le risque existe, le garçon peut s’en emparer et fuir à toutes jambes. Ca n’est pas le cas, l’autre veut jouer aussi, un troisième gamin arrive, puis un quatrième... On a l’idée d’une partie. Mais pour que ça marche, il faut limiter le terrain, poser des vestes en guise de but. La partie commence, il y a les grands et les rapides, les petits et les lents. Arrive le moment d’un incident de jeu. Il y a une faute, un bobo, une chute mais on n’est pas d’accord. Un des joueurs demande son avis à un spectateur, qui accepte de faire l’arbitre. Le temps passe vite, la nuit tombe, les parents vont s’inquiéter à la maison. Il y a match nul, on jouerait toute la nuit. "Allez, au but vainqueur !" Joie, mécontentements, reproches, embrassades, la partie du soir se termine, un pompier arrive et encourage les gosses à rentrer chez eux, il se fait tard... Allez les gars, à demain !
Personne n’a (encore) volé le ballon du gamin de Généreux. Il faut prendre le risque de lâcher sa balle pour mieux la retrouver, elle ne donne du bonheur que lorsqu’on se l’échange sur un terrain aux limites convenues sous la férule d’un arbitre impartial. Ah, les terrains vagues, les jardins publics, les champs de patate et les terrains de hand ou de basket en plain air !
Avant d’entrer en sixième au Collège de l’Arc à Dole, fief des élites locales, je ne vis que pour le ballon joué et imaginé. Je collectionne les vignettes que l’on trouvait dans les paquets chewing-gums, je faisais des paris à la maison sur le championnat de France, je tannais maman pour qu’elle me fournisse en magazines et j’épluchais l’Équipe et La Gazzetta dello Sport du lendemain que Papa rapportait de la Maison de la Presse. Tout cela m’amenant à imaginer toutes sortes de matchs auxquels je participais avec Kopa, Piantoni, Ujlaki, Puskas et Di Stefano...
Pendant ce temps-là, en dehors des mes radars d’adolescent imaginatif, on assistait aux soubresauts de la décolonisation, à une guerre froide entre l’Occident auquel j’étais censé appartenir et le Bloc de l’Est, et des milliers de jeunes Français et de jeunes Algériens s’immolaient pour le gaz et le pétrole.qui enrichiraient ceux qui les expédiaient à la mort...

(A Suivre)

6. PATRO CONTRE PATRO, LES CATHOLOS CONTRE LES CHEMINOTS

L’immédiat après-guerre a été marqué en France par une bataille socio-éducative destinée à effacer les effets du pétainisme dans le domaine du conditionnement de masse. Catholiques et protestants, Socialistes de Léo Lagrange et communistes des MJC se sont illustrés et affrontés sur ce terrain.

Au début des années 60 à Dole dans le Jura, les parents enrôlés dans la machine productive et encapsulés dans le boom démographique, cherchent à occuper leurs enfants quand ils ne vont pas à l’école, à l’époque le jeudi et pendant les « grandes vacances » qui duraient trois mois. Pas question de partir en voyage avec eux, on n’en avait ni le temps libre ni les moyens. On avait donc recours aux colonies de vacances (jolies selon la chanson de Pierre Perret) ou aux centres aérés qui étaient souvent dirigés par les cheminots qui avaient l’avantage de pouvoir faire voyager leurs gamins à moindre cout, les emmenant par exemple au zoo de Mulhouse ou à Alésia.

Je me pose pas mal de questions car j’ai peur que tout cela ne m’éloigne de mes potes de la caserne des pompiers. J’ai en tête le visage et l’allure chaleureuse du directeur, un petit bonhomme au front doré et ridé. On m’explique que je vais devoir participer à pas mal d’activités, dont le chant choral (!?!) les balades en campagne (!?!), la natation, l’athlétisme et quand même un peu de ballon. Maman signe, paie, m’embrasse et me laisse en pâture aux cheminots.

La prise de contact est désastreuse. On me fait signe d’aller rejoindre « mon » groupe de l’autre côté de la prairie. Ravi de voir qu’il y a un match en cours (enfin, une foire à 20 contre 20 où des gosses aux habits dépareillés s’agglutinent et tapent dans un ballon cabossé), j’essaie d’attirer l’attention du moniteur qui gère la pagaille un sifflet à la bouche. C’est là que les travaux d’approche tournent au drame psychologique. Le gars suspend les ébats, court vers moi et furibard me hurle dans le nez : « Je te l’ai dit mille fois, Lanaud, tu n’es pas inscrit et tu n’as pas le droit de jouer ! » Je bafouille, je ne comprends pas, je suis désespéré : « Non mais vous êtes fou, je ne m’appelle pas Lanaud, je m’appelle MARIO MORISI et je viens à peine de m’inscrire ! »

Passé cette entrée en matière qui me marquera longtemps car je ne supporte pas qu’on me prenne pour un autre, surtout quand j'apprends qu'icelui passe son temps à 'faire à la culotte', je m’adapte et je fais la connaissance de la fine fleur du « grain qui lève », comme on disait à l’époque, du sport de la ville. Il y a parmi mes camarades de jeux les Millereau, rugbymen de race et athlètes confirmés, les Tapella, dynastie de futures pointures du foot et les deux tiers des futurs champions locaux qui se retrouvaient l’été au Pré Marnoz, les Bains en plain air quand il n’y avait pas de piscine municipale. Ah, les parties de foot pied nu sur la pelouse quasi anglaise où jouaient les footeux du FC Dole et les « ruggers » de l’US Dole... Ah les tournois de volley à la fraîche ! Ah les plongeons du pont de chemin de fer et les premiers baisers volés dans la prairie d’Assaut...

Lors des deux ou trois années passées au Patro SNCF je pris conscience d’un invariant socio-politique très français : la guerre larvée entre les fils d’ouvriers qui fréquentaient les centres gérés par les laïcs du chemin de fer qui venaient de fusionner avec le FC Dole, le club doyen qui avait atteint les 1/8e de Finale de la coupe de France quinze ans plus tôt. Et le Patronage Sportif Dolois ou Bisontin qui accueillaient la fine fleur de la bourgeoisie dite « de droite ». Que de joutes entre nous dans tous les domaines, foot de rue, cross-country, athlétisme et chicanes à main nue. Et quel bonheur de ridiculiser la défense du PSD où trônait comme la statue du commandeur un futur baron des Républicains locaux... 
De cette époque là, j’ai en tête - une coupure de journal en atteste - le premier match de football officiel que j’ai disputé de toute ma vie. C’était contre Les Laumes, un centre cheminot situé à une centaine de kilomètres de là en Côte d’Or. Impossible de dormir de la nuit, fureur de mon père quand il voit que je me suis glissé sous les draps avec mon ballon, mon maillot (rouge et blanc à grand col comme celui du Stade de Reims), mon flottant et mes bas... Reposé ou pas, je dévale la rampe du Cours, je traverse le pont du Canal Charles-Quint et je me plante au centre de l’attaque de l’équipe de Dole (nous jouions à cinq contre cinq sur un terrain de hand asphalté). Punaise, quel baptême ! Nous gageons 4 buts à 2, deux buts de De Molina, deux buts de Morisi ! C’est le journal "Les Dépêches" qui le disait et il y avait une photo !

Mis à jour ( Mercredi, 17 Avril 2024 17:21 )