LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L 03
3. LES COLOMBINS DE COLOMBES
Les cartes postales et les lettres que je conserve dans une boite à chaussures en attestent : Jean Morisi, mon père, né Giovanni à Farini d’Olmo le 23 août 1920, traverse les Alpes sur le dos de son père au printemps 1922, il est élevé à Nanterre, vend des journaux à l'âge de 11 ans, est expulsé chez Mussolini en 1941, il déserte puis il fait le tour des chantiers de France et de Navarre en déplacement. raison pour laquelle maman et moi faisons le tour de l'Hexagone pour le rejoindre.
Le premier déplacement dont on m'a raconté le détail est celui de 1952 à Berre, qui se trouve à quelques kilomètres de Marseille. Maman était formelle, c’est à deux pas des raffineries où papa travaillait que j’ai fait mes premiers pas et que j’ai mis les pieds pour la première fois dans un stade de foot. Ce stade, il n’y a pas de hasard, était le stade Vélodrome où brillait Gunnar Anderson, un buteur exceptionnel qui devait mourir à l’âge de 41 ans d’un malaise attrapé rue Sainte, le jour d’un match des Olympiens contre le Dukla de Prague. Premier joueur de football à avoir été enlevé, ce garçon hyper-émotif avait demandé pardon à ses supporters après une défaite contre Saint-Etienne alors qu’il venait de marquer trois buts...
La vie du Suédois Gunnar Anderson met en évidence ce que le football, sport populaire et universel par excellence, a de culturel. Le jeu de balle au pied n’est pas simplement une série de matchs, des défaites, innombrables, et de quelques victoires, mémorables par leur rareté ; c’est un histoire légendaire, des demi-dieux et des héros, des traîtres et des sauveurs pour quelques triomphes, une fresque à laquelle participe le dernier des manchots du bois de Boulogne et les élus du Panthéon, parmi lesquels Arthur Friedenreich, le métis germano-brésilien qui dut se teindre en blond du temps où les « nègres » n’avaient pas le droit de joeur avec les européens blancs, et aujourd'hui Messi, Ronaldo ou MBappé, les stars façon Playstation du XXIe siècle..Le football, s’il n’a pas le statut de la grande musique ou de la philosophie, est une culture qu’on se transmettait de bouche à oreille depuis sa naissance en Grande-Bretagne en pleine révolution industrielle. A moins que l’on considère que ce jeu de balle au pied existait dans l’Antiquité chinoise, qu’il ait été transformé en harpastum par les légionnaires romains et en Calcio Storico à Florence au Quattrocento, où il était joué dans les rues et sur les places les plus prestigieuses par des ecclésiastiques dont certains allaient devenir papes. — Le saviez-vous qu’assiégés par les armées de Charles Quint, les Florentins organisèrent une partie de Calcio entre les blancs et les verts le 17 février 1530 Piazza Santa Croce (ndla : Histoires florentines, par Benedetto Varchi, 1503-1565) ?
Qui dit football, "calcio" ou "futebol", dit couleurs. À Florence la tradition veut que les Calcianti historiques soient répartis en quatre équipes : les blancs, les verts, les bleus et les rouges. Honorant cette tradition vieille de cinq siècles, la Fiorentina, dont le maillot est d’un violet profond frappé d'un lys blanc, a décidé de jouer ses matchs à l’extérieur sous ces quatre couleurs : et le football n’aurait rien de profondément culturel ? Si je vous disais que les supporters de Sienne, Pise ou Livourne, autres cités-Etats toscanes, brandissent des banderoles en l’honneur de la déroute qu’ils ont infligée à la République florentine à Montaperti en 1260 ?
Aux yeux des supporters les plus fidèles, je dois avouer que je suis un renégat et je m’en m’explique. Le premier club de mon cœur fut le Racing de Paris, dont le maillot renvoie au bleu ciel et blanc du très select Racing de France, pour qui le professionnalisme était un tabou absolu. Né au forceps, le club ciel et bleu qu’on appelait les Pingouins, parce que leurs rivaux se moquaient de leur façon de jouer en smoking le petit doigt en l’air, avait une tenue impeccable. Un jersey, comme disait les Anglais, (les Allemands parlent de Trikot) à bandes horizontales bleues et blanches, un col que n’aurait pas désavoué Eric the King Cantona, des flottants noirs et des chaussettes noires à parements blanc et bleu.
Ce ne sont pas les Ciel et Blanc du Racing que je vis pour la première fois en demi finale de coupe de France au stade de Colombes en 1957, mais Toulouse, qui s’appelait alors le FC Toulouse, et Nice, qui était déjà l’Olympique Gymnaste Club. Arrivé au stade en bus avec papa et maman, j’ai un souvenir particulier de ce premier « grand match ». Les tribunes du stade de Colombes où l’Italie avait remporté sa deuxième coupe du monde moins de vingt ans plus tôt étaient vétustes et il suffisait d’observer ce qui se passait sous les planches des gradins pour voir des rats gros comme des chats slalomer... entre une armée de colombins déposés par des spectateurs aux envies pressantes. Vous l’aurez compris, on était loin du Theater of Dreams de Manchester United ou de l’Allianz Arena d’Amsterdam.
Pour en revenir aux couleurs, du haut de mes cinq ou six ans, je trouvai le maillot de Toulouse fadasse avec son plastron blanc sur fond mauve. Ce qui n’était pas le cas des rayures verticales rouge et noir de Nice, dont les buts étaient gardés par Dominique Colonna, qui allait devenir un pilier du Stade de Reims deux fois finalistes de la toute jeune coupe d’Europe et de l’équipe de France qui arrivera troisième en Suède un an plus tard. Première désillusion, les Toulousains de Cahuzac et de Pleimedling l’emportent 3 à 2 sur les rouges et noirs de la Côte. C’est le commencement d’une interminable série de désillusions, car comme ne le savent pas les ennemis de l’esprit de compétition, un sportif ou un supporter ne gagnent quasiment jamais.
En 1957, j’ai six ans et demi et cinq villes à mon palmarès : Marseille, Dunkerque, Boulogne, Le Pornichet et Saint André de l’Eure lorsque papa est expédié en déplacement dans le Jura. Il attend de voir et si le chantier dure plus de quelques semaines et nous arrivons à la rescousse. Deux, trois, six mois passent et nous rentrons à Nanterre où habitent mes grands-parents italiens, ma tante et son mari mon tonton chaudronnier chez Dassault. Pas facile dans ces conditions d’être supporter d’une équipe ou d’une autre, d’autant que... Papa, déserteur de l'Armée fasciste, décide de nous emmener au pays au risque de se faire arrêter.
L’Italie en 1957, c’était une expédition et « dans nos montagnes » de l’Émilie-Romagne je ne me souviens pas qu’on ait abordé la question du football...
En 1958, Papa reçoit l’assurance de son patron que le chantier négocié chez Solvay à Tavaux ne sera pas un feu de paille. Maman et moi quittons Nanterre, prenons un train à la gare de Lyon et nous nous retrouvons dans la plaine jurassienne par un après-midi torride de la mi-août.
Pour les petits Dolois que je croiserai à l’école communale de Tavaux-Village, je suis un spaghetti et un Parigot. Meilleur qu’eux à l’épervier et dans le maniement du ballon, imbattable au calcul mental, j’en dérange plus d’un. Un combat de coq dans les graviers du préau avec le caïd de la cour et ma bonne humeur fait le reste, je ne serai jamais un bon Jurassien comme eux mais bon, je ne leur en veux pas.
Les fils uniques évoluent dans un monde étrange. J’aime le ballon mais j’ai un problème avec les matchs de foot à la radio. Supporter des Pingouins de Taillandier, Bollini, Ujlaki, Cisowki, mon joueur favori est Roger Piantoni, un 10 gaucher né d’une famille d’ouvriers italiens en Lorraine. J’adore comme son nom claque quand je blottis mon oreille sur mon transistor, je frémis quand on il prend la balle, la voix de George Briquet accélère quand Piantoni prend le ballon, meilleur buteur du championnat l’année de ma naissance, il collectionne les doublés et les triplés, même si les chroniqueurs lui préfèrent Fontaine et Kopa qui vient de partir au Real Madrid.
Un soir de décembre 1960, alors que nous nous sommes installés dans un trois-pièces à Dole, la cité natale de Pasteur, j’éclate en sanglots, ce qui provoque l’arrivée en trombe de ma mère : « Maman, c'est horrible, le Racing a perdu 5 à 3 et Piantoni a marqué 4 buts pour Reims... » Chagrin cornélien à une époque où les champions étaient des fantômes réduits aux figurines qu’on trouvait dans les paquets de chewing-gum et à de très mauvaises photos dans la presse papier.
Nomade industriel à travers les chantiers d’un père italien ayant passé son enfance en France, j’avais du mal à supporter les moqueries de certains de mes camarades de classe. S’ils aimaient le football, ils étaient pour l’équipe de France qui venait de s’illustrer en Suède, même si c’était grâce au pied-noir Fontaine, aux Polaks Kopazewski, Cisowki et Wiezniewski, au macaroni Piantoni et à quelques talents venus d’ailleurs pour fuir la dictature comme le Hongrois Joseph Ujkaki ou « gagner leur croûte », comme disait Papa.
J’ai aimé l’équipe de France de 58 parce que c’est la première que j’ai vue jouer à la télévision. Nous étions retournés à Nanterre pour saluer mes grands-parents. Après quelques soirées à déguster de la coppa, du prosciutto, de la pasta, de la polenta, le presque frère de papa Peppino nous invite à regarder la coupe du monde à la télévision. Eliminée par le Brésil en demi-finale, les Coqs mettent la fessée 6 à 3 à l’équipe d’Allemagne, une sacrée revanche après les trois guerres mondiales que « les casques à pointe » avaient menées contre nous. Quelques images mal filmées me reviennent. Roger Piantoni, qui a marqué un but superbe contre le Brésil, est remplacé par Yvon Douis pour la petite finale. Combien de fois, les héros de mon enfance ont été blessés, remplacés ou laissés à la maison au profit d'un équipier bien plus mauvais qu’eux. Arriverait le jour où ce serait mon tour..
(A Suivre...)
Mis à jour ( Mardi, 16 Avril 2024 14:29 )