Des mots et mes morts : les Trois Frères
Jean P., Claude C., Osmo P., JP Bérubé, François H., Raymond F. , Jacques D., Daniel H., ça commence à faire, heureusement s'il y a les morts il y a aussi les mots...
LES TROIS FRERES
Il faudra que je tranche.
Brutalement. Il y aura l'orphelinat et après.
Pour y parvenir, je devrai me tailler des croupières, me retrancher, me châtrer.
Fini le temps des expérimentations, du baroque, de l'alchimie bizarroïde.
Dehors, la neige tombe, têtue, sans discontinuer depuis le jour de l'enterrement.
J'en ai assez fait dans le deuil, cette couvade ; il faut que je parte en retraite.
Donner du sens au précipice qui s'est creusé le 20 novembre 2010 au soir. Obéir à cette injonction intime, ne pas imiter Orphée, ne pas se retourner.
Bâtir l'oeuvre avec mes objets, seulement mes objets et mon monde. Laisser celui des anciens où il se trouvait.
Sans rien d'autre que cette idée venue de la contemplation de l'effacement de la vie dans le corps de ma mère, puis de son corps lui même.Le titre est peut-être là, quoiqu'il me soit venue plus tôt. Ce pourrait être "le corps du déni" et raconter toutes les forces qui ont concouru à la mort d'un homme ou d'une femme.
Le corps flotte dans un cylindre de verre, on pousse une personne importante dans une chambre noire, s'il découvre les causes de la mort du corps flottant, il ne périra pas…
De l'universel, en tout cas, plus d'onomastique, tous les personnages s'appelleront Pierre.
Plus tard, le lendemain peut-être
il y a ce manque d'énergie, le creux de ces vagues, des poches de vide dont on ne trouve pas la sortie. Un problème d'accumulateur ou de bougie sans doute.
Une paire d'idées font la queue mais elles s'étiolent et meurent en laissant un goût amer dans ma bouche.
Une percée soudaine dans la brume : est-ce que la morte était ma muse ? L'espace qu'elle occupait (en moi, dans mon histoire, au château) n'était-il pas la condition qui me maintenait dans le verbe ? Mes mots n'étaient-ils pas adressés à elle, dressés contre elle ?
Ce matin, un changement toutefois.
J'ai dormi en tranches, profondément. Effet dû au changement de couette ? A la livraison de mon nouveau Mac ? Aux transformations que j'impose au château ? A Lilou le Lapin ?
Le moment est étrange. Des forces remplacent les anciennes, elles se déplacement à l'intérieur de moi. Je me sens habité par des armées étrangères qui font mouvement et se mettent en ordre de bataille avant de se disperser et de reparaître. Vigilance. Du dessaisissement sans lisser filer. Pas de débandade.
Une image me vient (il faudra que je revois ce cliché, il m'infeste). Des digues ont cédé lors du premier printemps lapon, les torrents de la décrue emportent tout ce qu'ils trouvent sur leur passage. De rus en rivières, les fleuves grossissent et enjambent les berges avec la fureur d'un hussard. J'en suis là, sur le pont, le regard fasciné par les gros bouillons de ce torrent à cru m'attendant d'un moment à voir ce corps flottant dans un cylindre de verre. Pourquoi en est-il là ? Qui lui a voulu du mal ? A qui doit-il la dérive qui l'a conduit là et sa consomption ? A quoi tout cela a-t-il servi ?
Etrange impression que celle d'être mis à la porte de soi même, de ne plus savoir écrire sa vie.
Mais non, transformer le venin en remède. Tu me crèves un oeil, je te ponds un oeuf. Tu me voles ma mère, j'engrosse une de tes filles en la comblant de signification.
Revenir à ces corps flottants sur le jus du deuil.
Tout à l'heure au café, un sexagénaire aux yeux trop bleus, haut de stature, le front congestionné par l'alcool. Des airs de Polonais ou de Russe. Sous son bras un quotidien en cyrillique. Vague souvenir de l'avoir vu dans un autre café. Le socialisme, il savait ce que c'était, notre gauche le faisait rire jaune.
Six jours après le 20 novembre, il y avait cet homme-là, tyrannique, seul, ivre, criminel peut-être, aucun autre n'était possible ici, que faire d'autre que le prendre comme un signe. Dans son sillage une série d'idées à la dérive, puis celle qui suit...
Trois frères.
Dimitri, le puissant, l'aîné, le jouisseur, l'alcoolique, le Polonais de mon café en somme.
Ivan, le cynique, l'intellectuel, Gainsbourg en oligarque potentiel.
Alliocha, le pasteur, le moraliste, le bodhisattva
Ils arrivent de Bielorussie.
Leur maman - un top modèle déchu - les a eus d'un homme d'affaire juif décédé depuis. Malade, elle les expédie chez une amie installée mariée à un agriculteur via Internet.
Les trois frères s'adaptent au Brave New World néolibéral. Dimitri en jouit violemment, le fric lui brûle les doigts, il court les soirées, joue au poker en ligne ou live.
Ivan n'a jamais cru en rien. Il combat toute idée de progrès et de vie sociale. Acharné à sa propre perte, il travaille à l'usine. Dès qu'il croise un syndicaliste, un militant, un prêtre, il lui rend la vie impossible, il oeuvre à l'humilier, à le détruire...
Alliocha est un Bouddha rieur qui s'émeut de tout, au croisement de Saint François et de l'abbé Pierre. Il rêve d'une religion universelle. Les femmes l'aiment mais il les fuit…
Je récapitule.
Dans l'histoire destinée à m'éloigner d'une certaine tombe, trois frères : Dimitri, Ivan et Alliocha.
Passés par la perestroîka, le commencement de la dérive oligarchique et le délitement de la Russie, les Karamazov sont arrivés en France à la fin des années 90.
Où se passera l'histoire ?
En Province ?
Oui, mais laquelle ?
La Provence ? Rennes ? Perpignan ? Le Var ? Les Alpes de Haute-Provence ?
Un endroit à découvrir à cet effet, le Nord, la Normandie, la Vendée, les Landes ?
Non.
Cette fois il me faut Paris.
Paris est le France ; une notion universelle.
Dans quel quartier ?
Du côté des Abbesses, au risque de ressasser certains fantômes ?
Rue de Tolbiac, chez Daniel, mon ami ?
Rue du Temple, Vieil-du-Temple, des Francs-Bourgeois, Copernic, Saint-Paul ?
A la Bastille ?
Bon, bien. Il me faut une décision rapide.
L'atterrissage des Karamazov aura lieu entre Landresse et Orsans, sur le plateau cher à Louis Pergaud.
Il se poursuivra à Marseille du côté de la Pointe Rouge.
Se développera aux Abbesses rue Audran, André Antoine ou bien Véron.
L'énergie me reprend.
Des histoires tissent leurs possibles en moi.
Maman, si elle a été ma muse, n'a pas enterré mes pouvoirs avec elle. A présent glacée, raidie, frigide, ses mains croisées laissent échapper un papillon. Le papillon en profite pour traverser le bois du cercueil et la terre gravillonneuse. Il file et vient se nicher en moi. Merci Maman, je t'aime…
Dans mon histoire,
il y aurait une myriade de combinaisons à exploiter.
Dimitri et Ivan. Dimitri et Alliocha. Ivan et Alliocha. Il y aurait aussi Dimitri et Ivan face à Alliocha. Ivan et Aliocha à Dimitri. Dimitri et Alliocha face à Ivan. Les perspectives sont vertigineuses.
A chaque apparition d'un quart personnage, les combinaisons se multiplient, certaines à minorer, à estomper ; d'autres fécondes, à exalter. La combinatoire mathématique ne rend pas compte de la complexité et de l'instabilité des relations humaines.
Dimitri est le taureau irrépressible, un obélisque tellurique. Ivan est la haine de l'espoir, l'égocentrisme cérébral. Alliocha l'idiotie de croire et la folie de faire. Ils sont trois parties de nous.
Fine
Mis à jour ( Jeudi, 08 Février 2024 20:39 )