Automne-Hiver 1979-1980 – Le blues de l'Expat'-Rapat' - le spectre du chômage et pire – La proposition de 'Bouglione' – et ce sale Noël dans la Vallée des Loups...


Début octobre. Morisi ouvre la fenêtre de la chambre qui fut celle de ses parents quand il avait quinze ans et se rend compte que c'est lui et Elle M, qui jouent le rôle du couple résident dans le lit matrimonial.

Nous avons profité de la cuisine du cordon bleu de la famille, maman ; passé une semaine au pays des étangs vosgiens ; et j'ai filé à Besançon pour renouer avec la ville de mon cœur : —  Ah, la descente par Battant depuis la Viotte, le virage à l'équerre au-dessus du Doubs, la pénétrante par la Grande-Rue jusqu'à la place Pasteur, Granvelle par la rue Mégevand après une pause chez Ladreyt devenu Chez René ; le bar d'U, et le théâTre, la recherche des anciens amis, l'impression d'un changement indicible...

La France que nous retrouvons est bizarre. L'inflation est un fléau que les puissances qui dominent le monde essaient de juguler en modulant le prix du pétrole. Fini les béatitudes tacites du "welfare state" impulsées par le Conseil national de la Résistance. Au prétexte de la crise économique, les droits et privilèges du citoyen-travailleur subissent les premiers outrages sous l'instigation des lobbyistes des démocraties libérales, le pire exemple étant Thatcher en Grande-Bretagne.

Le grand événement du moment où nous nous lançons à la recherche d'un emploi, c'est l'invasion de l'Aghanistan par les troupes soviétiques, répondant à la destitution du Shah d'Iran et à la proclamation de la République islamique par l'ayatollah Khomeini. En filigrane, il y a la découverte du corps inanimé de Jean Seberg dans une voiture, celle du ministre Robert Boulin et l'exécution de l'ennemi numéro 1 Jacques Mesrine : tout cela mis en musique par l’involution disco, la vague punk et la bouffée reggae.

C'est tout juste si on reconnaît le pays qu'on a quitté trois ans plus tôt. Bercés par la queue de comète soixante-huitarde et baba, nous nous immergeons dans un monde où le piercing, les tatouages et les Doc Martens ont remplacé les saris, les cheveux longs et les surplus américains. On ne part plus faire la route, on se réfugie à la campagne, la plupart de nos amis ayant un ou des enfants pour qui il faut faire bouillir la marmite.

Marie et moi inquiétons nos parents : — Qu'est-ce que vous allez faire ? Comment allez-vous gagner votre vie ? Ah c'était bien beau de courir le monde...

En attendant qu'une entreprise réponde à ses demandes d’emploi, Marie, avec le soutien de ma mère, réaménage une moitié de l'ancienne ferme dont nous occupons la partie donnant sur la route. Elle a une âme de décoratrice, elle y met tout son cœur et nous nous remettons à organiser des fêtes autour des petits plats que nous avons appris à cuisiner dans le désert et en Kabylie.

Si Marie a toute ses chances de trouver un job de secrétaire, ce n'est pas mon cas : le train de l'éducation nationale s'est éloigné et la nature atypique de ma carrière m'interdit d'espérer un poste de prof "normal".

De passage à la MJC de plein air du Toullon-Loutelet, Christian B., oui, le Barbe de l'hiver finlandais, nous présente Bouglione, le président d'une association qui s'occupe de l’insertion de prédélinquants de la région parisienne en HauteSaône : une montagne à moustache dont le physique rappelle Blek le Roc. Avec mon expérience de prof, l'avantage d'être sportif, pourquoi est-ce que je n'essaierais pas de devenir éducateur, en tout cas éducateur stagiaire ?

Un jour que nous revenons de jouer au tennis dans la banlieue de Dole, Bouglione appelle (nous avons enfin le téléphone à Sampans !). Je peux avoir rendez-vous avec Charles Gauthier, le directeur du Centre éducatif des Chennevières, entre Gray et Dampierre-sur-Salon dans le 90.

Je fais bonne impression. Charles a besoin d'un gars fiable pour le groupe des grands. Je commence en janvier.

Pour ne pas sombrer dans la chaîne fiesta-gueule de bois-déprime, je vais voir l'entraîneur du RC Dole, René Rocco, un ancien pro lyonnais, je lui explique que je reviens d'un séjour à l'étranger où j'ai joué à un bon niveau. Il m'accueille les bras ouverts mais ne peut rien me promettre, je ne jouerai pas forcément en équipe première. Je lui dis que ce sera à moi de montrer ce dont je suis capable. C'est un homme élégant et fraternel, il regrette que je sois une sorte de tsigane ; il me demande ce que je fuis...

Les moments de vide, nombreux, je les emploie à classer mes notes et à taper à la machine. C'est cet automne-là que j'entame la cinquième révision de « la Boucle infernale ». C'est cet automne-là que je jette les bases de "Dans la ville aux mille coupoles", cet automne-là que Marie m'explique qu'elle aimerait avoir un enfant...

Quand Noël arrive, nous chargeons notre pauvre R-6 de présents et nous débarquons au pays des étangs et de la brume. Beau-papa, dit le Vigeux, me reçoit les bras ouverts. Les petites-sœurs de Marie en pleurent de joie.

Si ma mémoire est bonne, le grand-père vient de décéder et sa dépouille est exposée dans sa chambre. À ma plus grande horreur une dispute éclate au sujet de l'héritage, Le frère aîné, qui est marié et n'habite plus la propriété, veut tirer la couverture à lui. Marie lui saute à la gorge soutenue par son jeune frère. La sœur aînée, tient ses jeunes sœurs à l'écart et joue les modératrices. Lorsque le Père arrive, il en vient aux mains avec son fils, tandis que la toute petite grand-mère, ma copine quand elle nourrit les poules, ne sait que faire pour ramener la paix.

Ce qui suit, que je situe avant la messe de Noël, mais il se peut que je confonde deux moments différents, est embarrassant. La grand-mère me tire par la manche et m’entraîne dans une grange dont nous escaladons les marches. Ne sachant à quoi m'attendre, je la vois pousser une botte de paille, épousseter un coffre, l’ouvrir et me dire les larmes aux yeux : "Mario, je vous aime bien, je vous fais confiance, dites à Marie que tous les papiers sont là, elle est la seule qui peut s'en occuper."

Troublé par le secret que la chic vieille dame en larmes vient de me révéler, je m'empresse d'en parler à Marie, on ne savait jamais, cela aurait pu être le premier degré d'un enchaînement dramatique...

Pendant que tout ce beau monde file à la messe de minuit, je me remets de mes émotions en vidant un flacon de kirsh de Fougerolles..

(À Suivre)