Juin-Septembre 1979 : l'Algérie c'est fini, qu'elle est belle l'Italie - Ou quand le Morisi que j'étais et le capitaine aux yeux bleus s'éloignent de l'empire des sables et rêvent de s'installer dans la Botte...


Meriem est épuisée et léthargique. C'est elle qui a trié les affaires que nous avons laissées à El Oued et celles que nous avons chargées dans notre pauvre Renault-6. C'est elle qui a nettoyé l'essentiel de l'appartement que nous avons cédé à de nouveaux arrivants. C'est elle qui a conduit du Souf à Annaba en passant par les lacets de Sétif, de Constantine et de la Kabylie. Bien entendu je lui ai parlé, je l'ai soutenue, j'ai pris soin qu'elle s'hydrate mais le feeling n'y était pas : la gueule de bois, le vertige du départ, l'impression d'avoir laissé derrière soi quelque chose de vital, les adieux non accomplis, le sentiment d'avoir fui, d’avoir laissé un cadavre dans un placard.

L'attente à Annaba est douloureuse, beaucoup d'agitation, de corps perdus, de propositions louches. Vite, vite, que le ferry nous débarque en Italie, c'est la fin d'une période, passons à l'étape suivante.

L'étape suivante c'est Sienne où nous attendent Luca et Paolo, nos voisins de camping à Casa deux ans plus tôt. De Sienne, si nous ne trouvons pas de travail, nous irons à Bologne, une cité universitaire où ma pratique de l'anglais, de l'italien et du français pouvait être appréciée dans une école pour riches étrangers.

De Bologne, en cas d'échec, nous irions à Padoue, autre ville universitaire, puis qui sait à Venise, à Milan…

L'Italie ! Bon sang quelle métamorphose ! Sortie vacillante d'une nuit de dodo au camping que nous a indiqué Luca, le capitaine ouvre grand les yeux et s'aperçoit qu'elle déguste un cappuccino-brioche à la confiture de framboise ; que la place sous ses yeux est celle où a lieu cette fameuse course de chevaux médiévale ; tandis que défilent de super beaux mecs en pantalon à pince et des nanas dévêtues à faire damner les saints. A ce propos qu’il était bon de voir déambuler ces épaules dénudées, ces belles cuisses de femme, ces cheveux libérés en cascade ou coiffés à la mode ! Libérons la chair et les esprits, bon sang !

Paolo nous présente sa sœur, elle tient un magasin de fripe à la mode, nous prenons le café, elle encourage Meriem mais bon, ça ne sera pas facile.

J'obtiens deux rendez-vous mais ça ne donne pas grand-chose, il s'agirait de temps partiel et de remplacements aléatoires. Quant aux prix des studios à louer, ils sont rédhibitoires, Sienne est une ville de prestige, hors de portée de la bourse de profs itinérants comme nous.

Les recherches cessent, Paolo a loué une maison à Castiglione della Pescaia, une cité balnéaire réputée pour sa movida. On y rencontre Iris, la belle Allemande qui sort avec Luca, et une imitation réussie de Jane Mansfield qui étudie le chant lyrique en Toscane et se sert de ses seins pour naufrager les mecs qu’elle croise. Certains se retournent quand nous allons à la plage, nous formons trois couples bien assortis.

Le séjour à Sienne est un enchantement : les soirées en terrasse à l'Enoteca où nous goûtons des vins dont nous n'avions jamais entendu parler, la musique sur les placettes, les dîners à l'arrière de la Piazza Maggiore, les oriflammes dans les ruelles, le chianti ´gallo nero ´ ; les plateaux de fruits de mer, la ´porchetta´, l'ivresse à minuit quand nous sortions du Bistro, le bar tenu par un ami de nos amis...

Combien de temps avons-nous passé à Sienne, je ne sais plus, mais je me rappelle du changement d'humeur de ma moitié. On recommençait à dépenser de l'argent sans en gagner (encore que nos congés payés et les arriérés de notre solde de tout compte devaient tomber fin août). Nous n'avons pas le choix, nous remercions nos amis et remontons la Botte jusqu'à Bologne, une des plus anciennes université du monde occidental, la ville rouge, le fief du Parti communiste italien et la capitale de la résistance au fascisme.

C'est à nouveau dans un camping que nous nous retrouvons, un camping minable et gris, Bologne n'étant pas un spot balnéaire.

Je me démène à peine arrivé pendant que Meriem se repose : elle a chaud, elle tousse, elle est fatiguée.

Mes allées et venues ne donnent pas grand-chose. Toujours la même histoire, il faudrait que nous acceptions des horaires a minima pour attendre que des places se libèrent. Pour un revenu insuffisant, les appartements à louer sont rares ; ils ne sont pas donnés.

Meriem, redevenue le capitaine aux yeux bleus de mélancolie, sort à peine de notre tente, elle a trouvé de quoi fumer, fini les excursions à Cithère : nous ne nous aimons plus.

Une dizaine de jours après notre arrivée, alors que j'ai failli gagner des millions au Totocalcio (11 résultats sur 13 pour avoir pronostiqué un nul de l'Inter et du Milan qui gagnaient tout le temps !)…je me remets en tête l'Ombilic de la Balle et je file dans la banlieue de Bologne où s'entraîne une bonne équipe de Série C, mon niveau en France et en Angleterre. Je me présente à la lumière des projecteurs, je vais m'installer, je suis prof, je cherche un bon club. ‘Bene, benvenuto ´: allez vous changer au vestiaire. Je me joins à la trentaine de joueurs pour l'échauffement, je participe aux exercises et on m'aligne dans l'équipe des réservistes contre l'équipe type. On est débordés, baladés, bousculés, je vois à peine la balle ; quand je l'attrape enfin, je montre ce que je sais faire mais c'est insuffisant. ´Bene, grazie´, me fait l'assistant du coach, donnez-moi votre téléphone et vos coordonnées, je vous promets qu'on vous appellera...

Fini Bologne et la déprime, Elle M. se remet au volant et nous arrivons sur l'Adriatique, à Sottomarina, près de Chiggia, à proximiité de la lagune de Venise. Nous immobilisons Titine qui couine chaque kilomètre davantage et je file chercher un logement à la semaine ; cela ne devrait pas poser de problème, la saison touche à sa fin et les prix ont baissé.

Début septembre, il se met à faire mauvais, bruine, vent, mauvaise visibilité, établissements balnéaires qui ferment.

Ma pauvre partenaire a attrapé une bronchite, elle passe ses journées au lit et je dois courir les pharmacies. C'est une des premières fois que j'ai peur pour elle, que je me demande où l'on va.

Levé tous les matins à sept heures, j'ai trouvé un bar snack où j'essaie d'attendrir les locaux. Comme ils me voient noircir des pages, je leur raconte que je suis écrivain et que nous rentrons d'Afrique. Tendant l'oreille, mon voisin, un marin égyptien, me paie un café. Il connaît une prof, cela pourrait nous aider.

Un matin, aux alenturd du 10 septembre, je tombe sur une annonce sur mesure : une école de langues par correspondance cherche des profs et des commerciaux, ça se trouve à Padoue…

Je raconte ça à Meriem qui n'en croit pas un mot, on ferait mieux de rentrer tout de suite.

Je fais bon effet sur le boss : belle allure, beau mec genre branché et ouvert. Il a lu mon dossier de candidature, je suis dans les clous, mais aucune poste d'enseignant à distance ne se libèrera de suite. Si je me sens de vendre des méthodes, il y a en revanche de la place : ´Notre proposition est unique sur le marché, les parents paient pour le matériel : livres, audio, vidéo et ils ont droit à une rencontre de bilan en face à face avec un formateur une fois par mois. ‘

On me débarque en pleine campagne, je me motive, je frappe aux portes, j'obtiens que trois d'entre elles s'ouvrent et je reviens avec deux demandes de rendez-vous et un engagement ferme.

Le boss me rappelle à la pension : je suis un mec plein de ressources, j'ai battu le record pour un premier jour. Revenu les pieds sur terre, je lui dis qu'il peut se garder sa proposition, je n'ai pas l'intention d'être le complice d'une escroquerie ; j'ai en tête l'expression des pauvres gens qui ont dit oui pour leur fille et qui espèrent qu'avec ça elle pourra trouver un bon métier...

Le retour n'est pas glorieux, l'Italie est belle mais nous n'avons plus le cœur au tourisme cutlurel. Nous investissons notre liquide en essence et en panini ; nous franchissons les Alpes par le Grand-Saint-Bernarrd, le massif du Jura par Vallorbe et Pontarlier, et nous obliquons sud-sud-ouest vers Salins, Mouchard et Dole.

Lorsque je descends pour ouvrir le portail passé au minium qui dit "14, rue de Dole" et "Attention, Chien", mon père lâche sa pioche et vient vers nous. Ma mère pleure. Ce bon Rex vient se frotter contre nos jambes. Et maintenant, vindieu, qu'est.ce qu’on allait faire ?