LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 51
Premier semestre 1979 : les ombres au tableau, la leçon du maître du vent, la résurrection de Hama Mariou et une fuite improviste en Italie..
Les amis lectrices et lecteurs qui n'ont aucune fascination pour le désert peuvent être rassurés, il n'y aura eu que six mois et demi entre l'accident de car du CRBEO et le moment où la R-6 beige de Biquette et de Biquet monterait dans un ferry à destination de Livourne.
Six mois bien remplis, six mois équivoques avec de grands beaux moments et des instants à la lisère du dramatique, voyons voir un peu.
Premiers jours de l'année 79 ; Haouri Boumédienne, le libérateur de l'Algérie avec ses compères du FLN, meurt d'un mal étrange contracté lors d'une ambassade au moyen orient. On croise des véhicules et des uniformes militaires un peu partout en ville.
Elle M, Meriem, le capitaine ou Biquette, selon, essaie de me dissuader de jouer le match qui va décider de la montée du CRBEO, six semaines après mon accident. Va pour le nez cassé et pour la plaie sur le dos de la main qui n'est pas infectée, mais pas pour la côte brisée à cinq centimètres de la colonne vertébrale, quand on sait que le supporteur assis à côté de moi a été transféré à Constantine et qu'il risque la paralysie à vie.
Immobilisé le temps que nos amis bisontins rentrent en France, j'ai le temps de cogiter. Doit-on rester une année de plus à El Oued, puisque le proviseur nous a appris que nos contrats seraient prolongés pour l'année 79/80.
Biquette ne semble pas chaude. Passé l'enthousiasme de découvrir un monde radicalement nouveau et de convaincre plusieurs pères de ses élèves de les laisser passer leur bac et de remettre à plus tard leurs mariages, elle se laisse envahir par le genre de blues qui lui a pourri la vie du temps de l'avenue Carnot et de la Madeleinen au point qu'elle profite de la venue du consul de France pour le draguer, se saouler et tomber de la terrasse de chez Christiane pour atterrir un étage plus bas et me faire passer une nuit d’angoisse en attendant qu'elle sorte du coma ; avant de passer deux semaines à déraisonner.
Côté 'ombres au tableau', il y a ce vendredi que nous nous apprêtons à passer de façon crapuleuse lorsqu'un fracas de tôle emboutie sort la route de Touggourt de sa torpeur avant que l'on découvre une coopérante prisonnière de son volant, la hanche et le bassin fracturés.
Dans la catégorie mauvaise limonade, il y avait cette voisine et ses enfants en bas-âge que le capitaine et l'épouse de Jean-Paul essayaient de protéger de son mari. Une solution : demander le divorce. Plus facile dire qu'à faire, une source de tracas probablement.
Les parents de Mariou avaient fait le voyage et aller les chercher à Dar-al-Beidha, l'aéroport d'Alger, avait été une aventure, la suspension de la R-6 achetée un an plus tôt ayant cédé en plein désert.
Je passe sur les péripéties mais nos amis Soufis avaient été émouvants, ils avaient honoré mes parents comme des membres de leur famille, le plus beau moment de la vie de ma maman comme elle me l’avouera 30 ans plus tard avant de mourir.
J'eus personnellement l'occasion de vivre un moment magique. Abd-al-Hafidh, le stoppeur de notre équipe, tint à me faire visiter l'oasis où résidait sa famille, des semi-nomades installés au sud-ouest d'El Oued. Un de mes élèves m'avait accompagné, Abd-el-Hafidh et sa famille ne parlant pas français.
J'aurai ce moment en tête jusqu'à mon dernier jour : un homme menu tout de bleu vêtu approche, chèche imposant, les traits burinés, les yeux comme des olives noires baignant dans l'huile.
Il m'est présenté comme l'oncle, le sage mais surtout comme le "qadi" du vent. C'est lui qui étudie la circulation de l'air et qui décide de l'endroit où l'on doit creuser le sable pour atteindre la nappe phréatique et y planter les pousses des palmiers-dattiers. "Suivez-moi" dit l'oncle et nous le suivons. Stupéfaction. Arrivés devant un cratère de plusieurs centaines de mètres de rayon, il lâche un morceau de papier chiffonné qui - poussé par le vent - suit la ligne de crête hérissée de palmes séchés, effectue le tour presque complet de la palmeraie avant d'être éjecté à notre gauche :. "Lorsqu'on ne peut rien conte les forces de la nature, dit-il alors, il faut s'en servir pour se protéger." Abasourdi par ce tour de magie, je me retiens d'embrasser le monsieur du vent : : quel belle offrande il vient de me faire et les occidentaux qui considéraient les hommes d'autre part comme des animaux ou de grands enfants : savaient-il que les nomades se repèrent à l'odeur des dunes et peuvent dire au quart d'heure près qui a marché dans le sable la veille et l'avant-veille. saapience qui leur a valu d'être traqués par le FLN et par l’occupant français..
Le Morisi que j'étais alors allait-il braver le bon sens et chausser les crampons six semaines après son accident ?
Les avis divergeaient. Les fatalistes, parmi lesquels mes partenaires, pensaient que Dieu m'avait envoyé un avertissement et que je devais en ternir compte ; après tout, je n'étais pas indispensable.
Jean-Paul était moins affirmatif, la main et le nez, ça n'était pas grave ; la côte près de la colonne, une autre chose.
Dans ce genre de cas comme lors de l'épisode des oreillons à mon retour d'Angleterre, je rentre en moi même et ça barde en interne.
J'ai de la chance, la période de deuil déclarée suite à la mort de Boumédienne va durer quinze jours. Si ma main ne s'infecte pas, je peux jouer avec un pansement et une protection.
Reste ma fichue côte. Je la sens chaque fois que je me redresse ou que j'effectue une torsion.. Que se passera-t-il si je reçois un coup : une déchirure de la plèvre, une perforation du poumon ?
Rien de tout cela quinze jours avant le match. J'ai repris mes cours au lycée, je fais nos courses, je marche normalement.
Biquette me voit venir, elle en a marre de mes exploits, on dirait que je ne suis heureux que dans l'exceptionnel.
Elle en a surtout marre de me voir écrire pendant des heures, me reproche de mieux traiter les personnages de mes nouvelles que les êtres vivants autour de moi, à commencer par elle, qui avoue m'avoir trompé avec un autochtone… Le pire c'est que je la comprends, je lui pardonne, mais ce match contre Biskra, je le jouerai.
Je fais des mouvements, ma main a dégonflé, Mon voisin le médecin hindou y jette un œil, je peux jouer avec un pansement. Pour la côte ? Il ne s'agissait pas d'une fracture plus probablement d'une fêlure. Cela dit un choc violent et on ne pouvait pas savoir.
Je ne participe pas au footing dans les dunes du lundi, mais je cours route de Touggourt. Je ressens une gêne mais ça peut aller, je me présente au dernier entraînement d'avant le match.
Quand ils me voient arriver mes partenaires n'en croient pas leurs yeux. Cheikh Samir court vers moi, Ammar et le Prise-d'Air nous rejoignent. Ca n'est pas possible, Mariou, tu ne peux pas jouer dans ton état !
Mon état, quel état ? J'enfile mes cramons, des bas, un short, mon maillot de Chelsea et je vais rejoindre mes coéquipiers. 'Vous voyez que ça va, je n'ai même plus mal.'
Ammar est un ancien de l'ALN, un Kabyle d'une cinquantaine d'années qui s'y entend en courage physique. Il est gêné aux entournures, je suis prof, j'ai une compagne, je dois être raisonnable. — Il tombe mal, je le regarde tout au fond des yeux et je lui jure que je serai sur le terrain deux jours plus tard et que nous allons battre ces Chaouis de Biskra ! Il apprécie mais on décidera le jour même, un coup malheureux est vite arrivé.
Je passe les heures qui nous séparent du "crunch" à m'auto-suggestionner. Je surveille ce que je mange et ce que je bois, pas le moment de choper une dysenterie comme ces benêts de profs de gauche ou nos visiteurs.
Ce vendredi-là, l'Oasis entre en fibrillation, on voit des files de jeunes gens, de bédouins, de fonctionnaires converger vers le cratère délimité par un muret de gypse qui fait office de stade.
Le spectacle est impressionnant, un pèlerinage, l'heure de faire toucher les épaules de l'ennemi à terre, des chiens qui nous traitaient de nègres et de mangeurs de poisson de sable !
Meriem est là, Majid est là, Jean-Paul est là, nos élèves sont là, les bédouins en burnous et les fonctionnaires aux pantalons trop courts, les vieilles-pies, tout le monde est là..
J'entre dans les vestiaires par une porte dérobée. J'ai piqué des sprints dans la matinée, fais des gestes brusques, je ne suis pas au top mais ça va aller.
Il y a plusieurs milliers de spectateurs quand nos juniors perdent de justesse contre leurs homologues biskri. Des huées, des sifflets, des applaudissements et la cadence des darboukas qui s'endiable, accompagnée par le vibrato strident des 'zornas', cette bombarde locale.
Ce qui se passe lorsque nous faisons notre entrée sur le terrain - les orange-et-noir d'El Oued, les vert-et-noir de l'US Biskra - a quelque chose de mystique. Voyant que le numéro 7 est porté par Keegan, le Français qui est mort dans cet accident d'autocar un mois plus tôt, nos supporteurs, ceux qui faisaient dix, quinze kilomètres à pied pour nous voir jouer, croient assister à un miracle et se mettent à scander 'Hama Mariou', 'Hama Mariou' !
C'est Abdel-Krim qui m'explique. Étant le seul de l'équipe à ne pas être rentré après l'accident, le bruit a couru que j'étais mort ; alors me voir prêt à en découdre avec l’ennemi juré, cela paraît surnaturel, un don du tout-puissant.
Je suis dans un état second, un des moments les plus étranges de ma vie. Porté par les ‘Hama Mariou´et le tempo lancinant des darboukas, je vais comme le vent, je cours et je saute dans tous les sens. Ce n'est pas mon match le plus accompli techniquement, mais j'arrache le ballon des pieds de nos adversaires, je gagne la bataille du milieu en catalysant le jeu, je manque de peu le cadre de 25 mètres, je frappe les coups de pied arrêtés, j'adresse une passe décisive pour l'ouverture du score, sauve sur la ligne, bref vole sur les ailes des encouragements qu'on m'adresse. Dépassés par un fougue qui les laisse interdits, nos adversaires baissent pavillon. 2 à 0 pour El Oued ! Nous avons 3 points d'avance au classement, un nul au match retour et nous sommes en D-3...
Match nul que nous arrachons le 3 juin par 47° C à l'ombre. — Trois jours avant que Meriem est moi n'organisions une fête d'adieu, embrassions nos chers et détalions vers le Nord avec en tête l'idée de trouver du travail en Italie.
(A Suivre)
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