Mario Morisi, né le 1er janvier 1951, mort le 22 décembre 1978 dans le Souf des Oasis ; maudits soient deux chameaux, la kachabia d'un chauffeur d'autocar et la caillasse du Chott El Melghigh : ou comment Allah le tout-puissant a rappelé le président Boumedienne à lui mais laissé Hama Mariou à l'affection de ses proches...


Ce n'est pas un vendredi (le dimanche musulman) comme les autres. Une pleine voiture de copains vient d'arriver de Besançon et les préparatifs vont bon train pour Noël et le jour de l'An, qui se trouve être l'anniversaire de l'auteur de ces lignes.

C'est aussi le jour d'un match capital du CRBEO qui doit battre l'équipe d'un douar perdu au sud des Aurès pour conserver la tête du championnat et tenir à distance Biskra dans la course à la promotion en D-3.

C'est à pied avec mon sac de sport que je me rends à la gare routière, une manière d'éliminer le couscous de la veille. Je glisse mon sac dans la soute et je m'installe au premier rang côté allée après la porte.

Comme on attend les retardardataires habituels je me plonge dans la lecture du France Foot qui annonce le plébiscite de Kevin Keegan au Ballon d'Or.

La route promet d'être longue, il y a plus de 350 km à parcourir ce vendredi-là et la perspective d'un match de chiffonniers contre les Chaouis d'un bled perdu au sud de Khenchela.

Comme chaque vendredi de match, nous nous arrêtons prendre le thé à mi chemin de Biskra. Assis à la table d'Ammar, le directeur sportif, et d'Ali, une légende locale, nous parlons de choses et d'autres. Autour de nous les juniors qui jouent en parallèle de l'équipe première et mes coéquipiers : Krima le capitaine, Saddok le gardien amateur de kif, Cheikh Samir le Pharaon au port de prince et tous les autres.

Nous repartons, j'ai toujours France Foot en main quand une ou deux minutes après que nous sommes repartis, le conducteur note la présence d’une paire de dromadaires sur la chaussée ; sort la main qu'il vient de plonger sous sa kachabia pour en sortir du tabac, la repose sur son volant, plante sa roue avant droite dans le talus, freine, dérape dans les cailloux et nous expédie cul par dessus tête !

 

Je n'ai pas le temps de grand-chose, je lâche France Foot, je me mets en boule, je protège ma tête de mes mains jointes et je ferme les yeux. Le car tangue avant de s'immobiliser sur le toit.

J'ai peu de souvenirs fiables de ces instants. Je me rappelle que c'est sauve-qui-peut-la-vie et que mes camarades ne pensent qu'à sortir de la nacelle et à se mettre à l'abri avant qu'elle ne prenne feu, qui sait..

Je n'ai pas perdu connaissance mais les instants qui suivent sont comme qui dirait stroboscopiques : moi allongé sur le plafond et piétiné par mes coéquipiers, moi rampant pour sortir le dernier, moi me redressant et faisant l'inventaire de mes jambes, de mes bras, de ma tête surtout. Autour de moi, un spectacle presque comique : ceux qui détalent dans le désert, d'autres se secourant, priant dans la direction de la Mecque, chantant à tue-tête ou demeurant comme ahuris tandis qu'Ammar, un ancien de l’ALN, vérifie que personne n'est resté coincé sous l'autocar.

Ammar panique quand il constate ma disparition, car me rendant compte que ma main gauche a explosé, que j'ai le nez cassé et une côte proche de ma colonne comme morte, j'arrête la 4-L cabossée d'un fellah qui passe par là et je le prie de me conduire à l'hôpital le plus proche qui se trouve à Biskra, à une heure et demie de route.

Le malheureux est comme paralysé mais il remet le contact et nous voilà partis vers le nord.

C'est ridicule, mais c'est moi qui le rassure, je lui parle, je lutte pour ne pas tomber dans les pommes. J'ai un gros problème, ma main saigne abondamment et je crains de m'évanouir avant d'avoir communiquer que je ne suis pas à jour de mes rappels contre le tétanos.

Autre dilemme, garrot ou pas garrot, serré ou pas serré ?

Les cent kilomètres me paraissent interminables. Je pense au capitaine, à Jean Paul, aux amis venus nous visiter.

Nous arrivons à l'hôpital, on veut m'allonger sur une civière, je refuse, j'ai un côté John Wayne ou Gary Cooper ; bon j'ai la tête qui tourne et la main gauche en charpie, mais il y a eu pire.

Le chirurgien qu'on a dû sortir de table est polonais et disons que ça se sent. Il me questionne en anglais-allemand saupoudré de quelques mots français et il passe à l'attaque. Me tâte le nez, me demande à quel endroit du dos j'ai mal, avant de se jeter sur ma main gauche qui est dans un foutu état. Il la désinfecte, en retire les grains de sable, le goudron et les brins d''alfa et passe aux choses sérieuses en me parlant de l'équipe nationale de Pologne et de Tchaikovski qui est russe mais qu'il adore.

Ce que je vois à travers la fenêtre de gaze qu'il a posée sur ma man n'est pas ragoûtant. Il m'explique que le tendon de mon pouce a été sectionné et qu'il va remonter le long de mon avant-bras pour le récupèrer et le remettre à sa place, quitte à faire un nœud pour qu'il ne se rétracte pas. Il y parvient en claquant de la langue, il ne sera pas obligé de remonter jusqu'au dessous de mon coude. Il donne la consigne à l'infirmier qui arrive à peine de nettoyer mes plaies et il retourne à ses agapes, bonne chance, bon séjour en Algérie.

La suite est moins primesautière. Allongé dans une salle commune où une douzaine de patients gémissent et se plaignent, je prends conscience de la situation m. J'ai le nez cassé et très mal aux côtes au niveau du cœur.

Passé l'état de choc et l'insensibilité qui l'accompagne, je prends peur. On ne m'a pas fait passer de radio, ni de scanner. Que sait-on d'une éventuelle hémorragie interne ? La tête, ma tête qui a heurté une barre d'appui au niveau du rocher, on l'avait examinée ?

La suturation de ma main accomplie, mon nez se met à pisser et l’infirmier vient l’obturer avec des mèches. Parfait mais ça ne met pas fin à ce que le doc qui me visite deux heures plus tard appelle "épistaxis", le sang se mettant à couler au fond de ma gorge, formant des caillots et me forçant à rester éveillé pour ne pas étouffer.

Il y a le souci de prévenir Biquette et l'ami fraternel qui ignorent que j’ai survécu mais que je suis en train de mourir d'une hémorragie cérébrale non détectée.

L'angoisse n'a pas de fin, alors que j'essaie de convaincre l’infirmier de prévenir chez moi, un brancard surgit poussé par trois blouses vertes affolées : un motard qui hurle à la mort et qu'on emmène au bloc.

Il est des minutes qui comptent pour des journées, les images de l'accident me reviennent comme dans les mauvais films ; ça me lance du côté de ma côte brisée ; j'ai un problème cardiaque, c'est sûr.

Trou noir puis réveil en sursaut quand mon estomac libère une gerbe de glaires et de sang coagulé. L'infirmier de garde se précipite ; on m'entraîne dans une chambre Vip, on me passe sous la douche.

On me recommande surtout de rester tranquille, j'ai perdu pas mal de sang (deux litres, trois litres, on a combien de litres dans le corps, docteur ?).

Je ne veux plus m'endormir, mon nez ne saigne plus mais j'ai mal dans le dos, ma main tient du ballon de hand camphré et mes tendons sont à vif.

Meriem et Jean-Paul ont été prévenus, ils sautent dans une voiture pour voir dans quel état je suis, si je ne suis pas mort, qui sait ?

Je les vois arriver comme Marie et Joseph les rois mages. Le capitaine est en larmes, Jean-Paul est rassuré, je suis entier, il rigole ; quand ils repartent, j'ai l'impression que je ne les reverrai jamais, qu'une infection à staphylocoques va m'emporter, qu'un anévrisme vient de péter quelque part du côté de mon lobe frontal..

La nature et mes parents m'ont doté d'une aptitude à la résilience comack. Quand les événements s'en prennent à moi, je me rebiffe : on refuse un des mes manuscrits, j'en entame un autre ; je manque un pénalty, je marque sur coup-franc ; je me blesse, je bats des records de guérison. - Bref, j'accepte de passer 48 heures sous surveillance et je signe une décharge : ne pas mariner longtemps au paradis iatrogène !

Je n'ai plus aucun souvenir de la manière dont on me rapatrie le lendemain de Noël. Tout ce que je sais, lorsque Biquette m'apporte mon petit-déjeuner au lit,, c'est que Boumédienne vient d'expirer, ce qui fait dire à un Soufi passé à mon chevet qu'Allah existe puisqu'il a débarrassé le pays de son dictateur et qu'il m'a gardé en vie.

Parmi les visites que je reçois le jour de l'An, il y a celle d'Ammar qui me recommande de récupérer calmement et tant pis si le match décisif contre Biskra est prévu dans quinze jours.

Piqué au vf, je lui fais le serment que - je ne sais pas comment ni quand - mais je serai sur le terrain contre les infâmes Biskri. Il me tape sur l'épaule avec amusement et me repond Inch'Allah.

Une semaine plus tard, le pays apprend que les manifestations sportives et culturelles sont reportées pour cause de deuil national, ce qui me laisse une chance de me remettre sur pied : qui vivrait verrait…

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