Mars 1977 - La nuit où Elle M et son chevalier servant passent d’un monde à l’autre au milieu des grandes dunes du Sahara


Elle M, appelons là M, n’est plus la même, elle a passé une journée fiévreuse autour de la salle d’attente de la gare routière d’Alger, à deux pas du port autonome et de la noria des ferries et des navires marchands qui vont et viennent d’un peu partout dans la Méditerranée. Quant à celui que j’étais alors, exalté, les yeux et les oreilles grandes ouvertes, il éponge tout ce qu’il voit, va et vient, se lie de bouche avec les préposés, passe voir si M. va mieux, si elle a besoin de quelque chose.

Quand la nuit se met à tomber, tôt dès qu’on descend vers le sud, je l’aide à prendre nos bagages et nous nous dirigeons vers le port d’embarquement routier où son alignés une douzaine d’autocars bleu clair, dont celui qui va nous conduire chez Christiane à El Oued, le chef-lieu du Souf des Oasis, dépendante de Biskra, la ville rivale.

Je me souviens de la texture de l’air quand nous nous alignons pour monter dans le car aux alentours de 19 heures, l’air est tiède, un précipité d’odeurs contradictoires, lilas et pissat, flotte dans l’air, M. pose sa tête sur mon épaule, je l’aide à prendre place tandis que nous nous demandons ce que nous sommes en train de faire de nos vies.

Le car se remplit au compte-goutte pendant que le chauffeur, un moustachu électrique en kachabia, vous savez, ces burnous en laine de chameau troués aux coudes - bourre les bagages des passagers dans le coffre.

M. est éreintée, elle se trémousse sur notre siège ; n’arrive pas à trouver sa place.

Des regards se tournent vers nous, pas si fréquent de voir des roumis perdus à cette époque de l'année, des coopérants venus visiter des amis sans doute.

L’Algérie de la deuxième moitié des années 70, entre fin de la guerre de libération et émergence du FIS, n’est pas l’Inde ou le Pakistan, on ne trouve pas de poules ni de moutons dans les transports en commun même si ça fume dru (le àrar, un tabac particulier) et si les algarades entre passagers sont monnaie courante.

Trois ou quatre femmes en tout, des épouses et des filles hormis le capitaine qui s’est transformé en moussaillon inquiet.

 

Le car est parti, j’ai les sens en alerte. Le temps de sortir d’Alger par l’est, je dévisage les gens autour de nous : des personnes âgées au type physique différent des Algérois que j’ai croisés au pied de la Casbah : ils ont la peau lisse et dorée, parfois chocolat, une manière nonchalante de bouger : des enfants de nomades du grand sud probablement.

Le car prend de la vitesse mais les suspensions tiennent. M. et moi sommes en alerte, on évite plusieurs fois l'embardée et il arrive qu’on pile.

M. s’est endormie, nous nous éloignons de la conurbation pour aborder les lacets qui conduisent en Petite Kabylie, je fantasme en imaginant que nous traversons la Vallée des Singes.

De l’air frais circule des vantaux laissés ouverts ; des sommets plus ou moins abrupts se dessinent ; on devine les fossés, puis les ravins que le chauffeur approche plus qu’à son tour de trop près.

Par la route il y a plus de 600 km entre le port d’Alger et le centre d’El Oued, un paradis de verdure circulaire de 20 km de rayon, alors habité par 150 000 habitants disséminés dans un éventail de palmeraies creusées dans la sable. Un gruyère de cratères vu d'avion

Nous avons franchi les sommets qui se dressent entre l’Atlas de Blida et les zones désertiques. Je demeure les yeux grand ouverts pour deviner le relief, apercevoir âme qui vive ou un dromadaire perdu.

Nous croisons une caravane après l'arrêt de Bou Saada, des camions non immatriculés à l’allure sinistre, une patrouille de l’armée paraît-il régulière.

J’ai observé le chauffeur, il tire sur une sorte de pipe et se désaltère à la bouteille non sans jeter des regards scrutateurs dans ses rétros, deux voyageurs se chamaillent, commentaires et ricanements, il est temps de faire une pause.

Les freins du car couinent, je comprends que c’est l’arrêt thé-pipi fortaitare.

M. ne tient pas compte de mon invitation à contempler la voute étoilée, qui me rappelle la nuit polaire avec Anette quand nous étions revenus en tramway de faire la fête à Oslo. Quel vertige que la contemplation des étoiles, quelles chiures de mouche nous sommes à l’aune de l’infini...

L’émerveillement, l’exaltation, la musique de l’arabe local dans mon astragale, le picotement chimique de la gazouse dans mon palais, l’odeur entêtante de l’àrar que pipotent les burnous blancs autour de moi : Punaise ! je m’imagine en Théodore Monod ou en Isabelle Eberhardt, mon cœur bat fort et pour la première fois le silence autour de moi me perduade qu’un jour il va s’arrêter.

Le car est reparti, je suis ivre de sensations inconnues, intox à l’indicible qui vient.

Personne ne nous a posé la moindre question, je blottis M. contre de moi, je me glisse autour d’elle, à côté d’elle, j’essaie de nous emboiter sans la réveiller. Je me dis que je suis responsable d’elle, que je l’ai attirée ici, que nous allons affronter des épreuves, nous mettre en péril... Sa famille là-haut, sa mère, son père surnommé Le Vigeux (la buse), les étangs de la Comté vosgienne, si différente des regs que nous traversons, arides, caillouteux, et du Grand Erg oriental prisonnier du temps et de sa lenteur.

Le car roule, roule, plus un bruit côté passager, je me déchire les yeux pour profiter du paysage lunaire qui défile, c’est de l’air frais, presque froid qui balaie l’allée, provoquant la toux des uns et des autres. - Où allions-nous, bordille, mais ça n’en finissait pas, et si nous étions en train de franchir le mur de Plank et le miroir d’Alice ?

Nouvel arrêt devant une baraque perdue qui propose des pâtisseries et du thé. Je crois voir un scorpion…

M. ouvre un œil quand le car repart. Elle va bien, je n’ai pas à m’en faire. Elle tousse ? Une bronchite allergique, elle était coutumière du fait.

Le soleil point sur la gauche à mesure que nous filons, parfois au pas, parfois à vive allure, vers le sud. Émotion de voir la vie rougeoyer à l’horizon, révélation des premières dunes : se sentir enveloppé par la mer de sable, dépasser les premiers lieu-dit, apercevoir un âne et sa charrette à l'abri d’une touffe de palmiers dattiers...

Ce genre de moments reste gravé à jamais, je n’aurais pas fermé l’œil pour tout l’or du monde, d’autant que M. roucoule, sent que nous arrivons quelque part, me serre la main, me bise dans le cou.

L’arrivée est féérique : le ciel est mauve et bleu clair, la ville aux mille coupoles est là, elle nous attend, elle nous accueille : de quel côté du grand sablier, dans quelle faille légendaire sommes-nous en train de glisser ?

Le car décélère. Il se faufile en ville, manœuvre et se gare.

Les ruelles sableuses de la médina sont à peu près désertes. Je remarque une porte bleue d’où sortent de jeunes mâles empressés (on me dira que c’est là qu’on peut avoir des femmes...).

Un instant pour souffler, des remerciements au chauffeur, nous sommes au au pied du mur.

Christiane nous a prévenu, il nous faudra marcher plusieurs kilomètres pour atteindre la route de Touggourt, après l’émetteur de l’Armée, à droite de la route bordée de dunes, face au quartier des Égyptiens, que nous reconnaîtrons à ce qu’ils portent des charentaises et gesticulent beaucoup..

Le chemin est long, très long, Je décharge M. d’une partie de nos bagages, elle est pâle comme un linge, elle tousse, elle peste, elle refuse de me parler.

À mesure que nous avançons, les rues et les ruelles s’animent, les échoppee ouvrent, une procession de charrettes de gypse s’organise.

La température monte, il ne fait plus frais. Le chemin qu'on nous indique paraît interminable. Je me maudis d’avoir refusé la proposition de Christiane de venir nous chercher en voiture.

Nous arrivons au bon numéro de la route de Touggourt. J'ai les reins brisés, suis en nage et je grelotte.

M. se laisse glisser dans le sable avec un demi-sourire. chevalier blanc, j’escalade les marches enduites de laque blanche.

Au premier, il y a du bruit. J'ai à peine le temps de frapper à la porte qu'Abder, un prof d’anglais doré de peau, m’ouvre la porte. Je bredouille merci, enfin ! formidable ! et je vais chercher M. que j'aide à monter nos bagages au premier. Voyant l'état de ‘T’as de beaux yeux tu sais?’, Abder la conduit dans la chambre que Christiane a préparée pour nous : je n’ai pas le temps de la serrer dans mes bras, elle me trompe déjâ avec Morphée."

(A Suivre)

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