LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 41
Février 1977 – Besac... De chez la Denise aux mille coupoles en passant par Carthage et le Djurdjura : feu vert pour la traversée des Mariemontagnes...
"J’avais pris les choses en main. Fini Barfly et les Contes de la Folie ordinaire, ce n’est pas notre santé mentale qu’Elle M. et moi mettions en péril, mais notre avenir ensemble. Nous en avions des exemples sous les yeux ; passé la chance d’obtenir un diplôme et de gagner sa vie convenablement, les étudiants émoulus de chez papa-maman faisaient de tristes fins, se faisaient entretenir, se terraient sous les toits et, alcoolisés et camés, terminaient dans le caniveau, pour ne pas dire en hôpital psychiatrique ou au fond du Doubs.
Cela ne serait jamais notre cas, je me l'étais juré. Nous avions un atout : nos maigres diplômes. Elle avait obtenu un BTS de secrétariat de direction, j’étais détenteur d’une licence ès Lettres, alors considérée comme un diplôme d’enseignement.
Avec la création de son Centre de Linguistique à la fin des années 50, Besançon était pour ainsi dire la capitale de l’enseignement du Français langue étrangère. D’ores et déjà elle expédiait ses enseignants partout dans le monde.
Il fallait que nous quittions Besançon, ville oreille, ville vulve qui vous aimantait et risquait de vous engloutir.
Si je voulais faire un bout de chemin avec Elle, il fallait que je la persuade de fuir le champ de bataille, de rompre avec sa famille, de s’éloigner de ses sœurs pour mieux les protéger plus tard.
J’ai un plan que je lui expose chez les Max, rue Renan chez une copine, ou à la Cure après une journée de chantier rétribuée au pair : Près de Tunis, le père de Mongi est responsable de la mosquée, il est OK pour nous recevoir autant de temps que nous le désirerons. - A Alger, il y a Hersy, un prof de sciences éco somalien qui va enseigner à l’université d’Alger. - En Haute-Kabylie, Jean-Luc Robbe est médecin dans la cadre de la coopération. - Mieux : À 600 km au sud d’Alger, nous attend Christiane, qui propose de nous aider à trouver une place au lycée mixte. - Plus loin, s’il est besoin, il y aura Jo, l’oncle de Gillou, le frère de la Sophie de la Cure, qui a épousé une Fatima de bonne famille et travaille dans le bâtiment à Casablanca. - Alors voilà, on bosse, on économise, on vend nos frusques, nos bouquins et nos vinyles et on part en quête de deux postes de prof pour l’année scolaire 1977-78.
Je n’ai plus en tête la réaction du capitaine en congé libérable, mais elle est mitigée. Partir à la godille de l’autre côté de la Méditerranée n’est pas une broutille... Et puis avec son BTS bilingue, prof…
Chemin faisant, après en avoir parlé avec Mongi, Farid, Pedro, Mohamed et Mustapha, les duettistes de chez les Max, le projet se niche dans la tête de celle qui est devenue ma moitié et plus...
Bref on se débarrasse de tout ce qu'on a d'inutile, on emprunte
Et on saute dans un train de nuit qui nous conduit à Rome et par Naples au Détroit de Messine, fameux pour ceux qui vont tomber de Charybde en Scylla.
Arrivés à Palerme fin février tandis qu’il fait moins 20 degrés sur le pont Battant, nous dormons à deux pas de l'Hôtel des Palmes où l’American Mafia de Lucky Luciano et la Cupola sicilienne se sont rencontrés 20 ans plus tôt pour organiser le trafic d’héroïne entre le moyen orient et le Nouveau Monde.
De Palerme, où nous passons pas mal de temps au lit et allons voir La Panthère rose dans un cinéma en ruine, nous prenons le train pour Trapani, à la pointe de la Sicile : - Aaaaah, le parfum entêtant des fleurs, les plantations de citron, ces vallons jonchés de palmes et d'essances exotiques...
Je fais grâce au lecteur des pensées qui nous assaillent quand le ferry file en vue de Tunis. Bordille ! Une vie radicalement nouvelle s'offrait à nous : l’Afrique, l’Islam, l’Orient : vous vous rendez compte ?
La Goulette. Tunis. Carthage : le papa de Mongi veille à la salubrité et à la beauté de sa minuscule mosquée, il nous accueille comme ses enfants.
C’est une smala de gosses qui se rue sur Elle pour toucher ses cheveux blonds. Les garçons m'entourent quand leur père et tonton invente que j’ai joué en équipe de France et que je vais avoir le Ballon d'Or.
On nous conduit en bord de mer sur l’emplacement des fondations rasées de Carthage, qui fut la grande rivale de Rome, une civilisation de première grandeur dont Mongi m’a vanté les monts et les merveilles.
Nous ne sommes pas à Tunis en villégiature. Guidé par les cousins de l’imam, je vais à la rencontre d’un fonctionnaire qui dit travailler en relation 'avec l’Académie'. Il tempère mon enthousiasme. Tout passe par le ministère de la Coopération français et par celui de l’Instruction tunisienne, de la coopération officielle, très peu de contrats locaux.
Il y a beaucoup de larmes quand nous prenons le train pour Alger : les filles ne veulent pas laisser partir le capitaine qui les fascine avec ses yeux bleu de France et ses cheveux poussière d’or.
Le voyage dans le tracassin qui relie Tunis à Alger est une aventure en soi. Seuls 'roumis' en vue, on nous offre le thé, des pâtisseries et toutes sortes de grigris.
On nous questionne, surtout. Nous jouons carte sur table. Nos pays ont assez fait de mal dans leurs colonies, il faut que ça change, on veut donner un coup de main. Les Algériens appelaient les gens comme nous des Pieds-rouges, par opposition à leurs frères ennemis les Pieds-noirs.
Arrivés sur le Front de Mer à Alger, un immense chantier, Elle M se réfugie dans la salle d’attente de la gare routière, il fait chaud, elle est exténuée.
Aventurier prudent, j’escalade les marches qui portent à la Corniche (le nez bouché, l’urine a la même odeur des deux côtés de la Grande Bleue..) et je commande un thé en vue de la mer, au-dessus de la Pêcherie. Où mon voisin, un vieux Sidi habillé à l’européenne, me montre une carte d’identité française et me jure les mains jointes que jamais les Français n’auraient dû partir, que sans les politiciens et les affairistes, nous serions unis comme des frères.
Je dis merci et je pars faire un tour dans la poussière en suspension, dans la touffeur montante, les oreilles prises d'assaut par un tintamarre dantesque. Au pied de la Kasbah, je prends l'escalier abrupt sur une centaine de mètres, ce qui me rappelle Pépé le Moko avec Gabin, qui va mourir quelques mois plus tard.
Je rebrousse chemin : ne pas trop s’éloigner du capitane qui peut avoir des hauts et des bas, que quelqu'un peut vouloir aborder.
Vers midi, nous prenons le bus pour Tizi Ouzou, la ville de Rahmouni, l’Algérien qui travaillait avec mon père et nous envoyait des colis.
La sortie d’Alger est épisue : des voitures mises sur cale sur les avenues de bord de mer, des gosses qui jouent au ballon au milieu des camions.
La traversée des contreforts du Djurdjura est un éblouissement : les sommets de la Haute-Kabylie au loin dans la brume, les robes chatoyantes des femmes dans les champs...
Arrivés à Azazga (dire Azougen en langue tamazirt), le Dr Robbe nous saute au cou et nous présente le Dr Piffeteau, son collègue de Toulouse, outres sue son épouse, une brunette pimpante.
Après qu’il nous a installés dans notre chambrette toute parfumée, nous prenons l’apéro en terrasse. Le panorama est formidable, la maison des toubibs se dresse sur un promontoire d’où l’on peut profiter de cette partie du Djurdjura à 360 degrés.
Le soleil se couche, le ciel rougeoie, nous rions beaucoup : aurions-nous échappé aux maléfices de la ville-femme et à ses sables mouvants ?
Trop tôt pour le dire mais nos amis nous présentent Youssef, qui est boucher à Tizi et qui connaît tout le monde.
L’instit’ que Youssef nous présente devant un plateau de thé au marché est formel : pour être nommé prof dans le coin, il faut se rendre Avenue de Pékin à Alger... Prier son dieu... Et espérer que la fonctionnaire d’astreinte vous trouvera sympathique.
Tentés par les partied de cuvée du Président, le farniente et les excursions que nous propose la femme de Piffeteau, nous sautons dans un bus et filons avenue de Pékin : le fric file et l’expédition ne fait que commencer.....
(À suivre)
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