LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 39
Helsinki 76 ou quand le roadmovie rabelaisien tourne en eau de boudin glacé et que les héros manquent faire une triste fin avant d’être sauvés par un ballon qui rebondit.
Les spécialistes de la vie quotidienne de Cosa Nostra vous le diront, la routine des soldats de la mafia est un enfer d’attente et d’ennui où les tueurs à gage et les nettoyeurs tuent le temps un clope au bec dans la rue pour dépister les mouchards placés sous le billard par le FBI ou la police d’Etat.
Il en est de même pour les Don Mario et les Sancho Barbe lorsqu’ils quittent un refuge pour prendre la route le pouce tendu. Lorsqu’ils crapahutent sur les rebords glacés de la route qui mène à la capitale. Lorsqu’ils attendent un quart d’heure avant de voir passer un véhicule
Un soir, ça tourne mal. Ils se sont éloignés d’une ville pétrifiée dans la bourrasque sans croiser un chrétien : il fait froid, très froid et Barbe ne se sent pas bien. Je l’encourage, le stimule, l’engueule, le réconforte. On va bien tomber sur un village, sur une maison. Sur une âme charitable.Thelma et Louise ne trouvent pas de refuge, pas de datcha, pas de Polonaise secourable… Ils font juste un pas après l'autre, en gueulant.
Avancer entre les congères et la chaussée patinoire n’est pas une partie de plaisir. Barbe veut qu’on s’arrête. Je le lui interdis, je le vexe, je fais appel à sa fierté ; il est un rugueux, un Jurassien à moustache.
On n’est pas dans l’hyperbole : j'ai ma tenue de traducteur à Heathrow et l’hypothermie me guette. Le vent descendu du Pôle nous découpe, on ne sent plus nos pieds, nos cuisses se vident, que dire de nos poumons…
La Providence vient à notre secours sous la forme d’une baraque en contrebas d’un vallon. Elle est pleine de planches et de pelles, de piques, de pioches et de râteaux. Nous fermons la porte derrière nous.
On ne va pas passer la meilleure nuit de l’année.
Moniteur pragmatique Barbe m’indique la marche à suivre, on va joindre les fermetures éclair de nos sacs de couchage, et les cafir de vêtements pour interdire aux courants d’air de nous torturer pendant notre sommeil.
La stratagème marche à peu près. Bon, se coltiner l’haleine et les coups de coude d’un mec qui claque des dents n’est pas la panacée. Surtout quand on sent dans son dos le tranchant d’une bêche. Nous avons de la chance, le thérmomètre n’indique que moins 15 aux aurores.
C’est le passage d’une déneigeuse qui nous réveille. On a dormi par séquences d’un quart d’heure à peine. Impossible de traîner au lit.
Dur de se rhabiller. Seule consolation : la symphonie mauve et rose du petit matin et la fumée qui s’élève d’un chalet. Un homme et une femme en sortent, marchent vers nous et nous demandent si nous sommes un peu fous en anglais. Des profs. Nous préparent un petit-déjeuner royal mais ne peuvent pas nous avancer vers Helsinki, ils doivent amener leurs enfants à l’école.
Nous faisons contre mauvaise fortune bon coeur, la vérité c’est que le trip de Sal et Dean tourne au fiasco.
Les expéditions sont comme les grèves, il faut savoir les finir.
Je n’ai plus en tête le détail de notre arrivée à Helsinki, si ce n’est un journal à la gare routière qui parlait des accords prévus entre l’Union Soviétique et les Alliés pour un nouveau statut de la Finlande, nation déchirée entre les deux blocs.
Je me souviens de la joie qui s’empare de nous quand la guichetière de la Grande Poste confirme que deux mandats sont bien arrivés à notre nom. Barbe sort ses papiers d’une bourse en cuir, je mets un quart d’heure pour retrouver les miens.
Helsinki a des allures russes, ses toits de cuivre vert, la grande église orthodoxe, le marché zux poissons donnent l’impression d’être à Venise ou à Istanbul.
La patrie de Sibelius, Alvaar Alto et de Paasilinna, qui publie le Lièvre de Vatanen, n’est pas le pays ultramoderne du Millenium. Nokia n’a pas breveté ses téléphones portables et el le Finlandais s’accroche à ses champions de ski et d’athlétisme pour exister. Mon dieu, les clochards éméchés qui nous tendaient leur thermos de thé à l’aquavit, ce vagabond hérissé tombé raide à cinquante centimètres des rails du tramway ; ce dancing de jour où je prends des notes évoquant les ‘houmalaoutas hurleurs et les alouates trébuchants qui nous encerclent et nous demandent ce que nous cherchons dans leur enfer.’
On nous indique l’existence d’un centre sportif qui propose des hébergements à bas prix, ça se trouve à une quinzaine de kilomètres de la gare centrale.
Affaiblis par les nuits inconfortables et la fringale, nous nous calons dans le bus.
Le chauffeur est sympa, il nous arrête entre deux stations, nous coupons par un sentier, croisons des raquettes qui nous regardent de travers.
On ne nous demande pas de payer et ça tombe bien : heureux de pouvoir manger et boire notre saoul, nous avons craqué la moitié de nos mandats.
Un dame âgée nous montre nos appartements, un dortoir de quatre sommiers militaires. La salle de sport est au rez-de-chaussée au bas de l’escalier. A droite, il y a la cafeteria.
Tout est fade, gris, intensément silencieux. Je laisse Barbe s’installer et je fais le tour du bâtiment. Les nanas que je croise ne me calculent pas, ne me voient pas, ne répondent pas à mes ´Hyvää Huomenta’.
Notre séjour est vide de sens, nous attendons l’arrivée de deux mandats, c’est tout.
Barbe dort la plupart du temps, il a puisé dans le peu de matière grasse dont il dispose.
Je me suis installé dans une salle de réunion et je relis Don Quichotte en anglais, la deuxième partie. celle où la Quête de l’ingénieux hidalgo tourne au désastre.
Impossible de joindre la Poste au téléphone, personne ne nous comprend.
Un matin c’est moi qui prend le bus et revient bredouille.
On vit de café et de morceaux de pain empruntés à la cafeteria. Barbe tient à peine debout.
J’ai une idée, Je pique deux rouleaux de papier hygiénique et je me lance un défi : écrire 24 heures non stop. Qui dort dine, une journée gagnée pour permettre à nos mandats d’arriver.
Je fais ce que je dis. Je remplis une bouteille d’eau.Je déroule un rouleau de PQ et me lance dans un texte à bâton rompu, marabout de ficelle nourri par des souvenirs : Anette, mon père, Jane, Hans, Ginsberg, Rivera, Juge Jennings, les Pieds Nickelés, ad lib.
Je tiens 20 heures.
Ivre de fatigue, tremblant, je regagne ma paillasse. Barbe, qui est pâle comme un linge, me pose une question que je ne décode pas.
Alors que je me débats dans un demi sommeil, le claquement d’un ballon qu’on frappe contre un mur et qui rebondit me force à ouvrir les yeux. Je tends l’oreille : c’est certain, des gars se préparent à taper un foot.
Je ignore d’où me vient la force mais je les rejoins, j’ai envie de leur montrer, de jongler, de dribbler, d’oublier cette fadaise de l’écrivain sur la route, du perdant magnifique en quête de reconnaissance.
Me voyant mendier le droit de taper dans la balle, un rouquin me tend un maillot et le prodige s’avère : je reçois mon amie de toujours, celle que je voulais faire rentrer dans ma peau, je la caresse, je la chateoie, je la rétrote, je la couve : poitrine, flick, contrôle en porte-manteau suivi d’un dribble derrière la jambe d’appui, passe du talon, patate de volée sur le poteau !m Osanna ! : On me tape dans la main, on me congratule, je suis un pro, ma parole, qu’est-ce que je fais en zonard dans cette salle de sport ?
L’extase ne dure pas. La tête me tourne et je tourne de l’oeil. Comment, moi et mon ami ne mangeons pas depuis trois jours ! Mais les Finlandais ne sont pas des sauvages, allons voir à la cuisine... A ne pas y croire : deux gars montent chercher Barbe qui pleure quand on lui apprend qu’il va manger. Moi aussi, mais sans le montree : je suis un hidalgo rital et les Quichotte, même de Besac, ça ne chiale pas.
(A suivre)